— Avec quelle clef es-tu entrée dans les appartements? ajouta Pénélope.
— Je vous ai épatés, là! Tu oublies, Pénélope, que ton collègue Zoran est mon ami. Il me raconte tout. Par lui, je savais pour les Ingelfingen. Je savais que c’était lui, jeune conservateur, leur chef secret. Il avait mis sur pied ce groupe d’intervention quand il était encore en classe préparatoire à la Sorbonne, avant le concours, à l’époque où je l’ai rencontré. Je savais tout de cette petite table, et de la planque à faux meubles qui datait de l’entre-deux-guerres. J’en ai profité. Cette histoire est arrivée à point nommé. J’ai copié les clefs des Ingelfingen, il les avait toujours sur lui. Je suis entrée cette nuit-là, après la mort de la Chinoise, en escaladant la façade, ça sert d’avoir fait l’école du cirque. Aucune des fenêtres de l’étage ne ferme bien, il suffit de les pousser un peu fort! Une de mes plus belles escalades, il faisait très clair.
— Tu savais que les Ingelfingen opéraient au même moment…
— J’étais parfaitement au courant de ce qui se passerait à Versailles durant cette nuit. J’avais décidé d’en tirer profit.
— Zoran t’avait dit…
— Oui, sur l’oreiller. Vous ne le saviez pas? Zoran et moi, depuis trois ans déjà, on vit ensemble. Il est discret, moi aussi.»
16.
Un coup de peigne avant l’Apocalypse
Château de Versailles, nuit du 25 au 26 décembre 1999, suite du précédent
Cette fois, c’est Wandrille qui se crispa.
Pénélope sourit, une seconde — elle se sentit heureuse, réconfortée, victorieuse, vengée; elle fit comme si cela ne la concernait pas:
«Avec ce doigt coupé, Léone, tu orientais les soupçons vers Bonlarron, qui n’avait rien fait.
— J’ai voulu lui faire peur. Le doigt coupé était destiné à lui montrer qu’on pouvait lui faire mal. Il était le seul à pouvoir me confondre. Il allait deviner, en voyant le cadavre de la Chinoise, avec les marques sur sa peau, qui était l’auteur du crime. Il fallait qu’il se taise. C’était le seul que papa n’aurait jamais accepté d’éliminer. Il se souvenait des années anciennes de leur amitié. Il fallait que je le mette hors circuit.
— Placer le doigt dans la table, c’était aussi, avança Pénélope, aiguiller l’enquête vers une fausse piste. À plus ou moins longue échéance, conduire à soupçonner Zoran. Tu voulais que ça lui retombe dessus.
— Comment pouvez-vous croire ça! J’avais dit à Zoran qu’en cas de problème, je lui servais d’alibi. J’aurais certifié, avec mes parents, qu’il avait passé cette soirée à Sourlaizeaux.
— Tu prenais des risques, ajouta Pénélope. Si on t’avait coincée dans les appartements de la Reine?
— Je savais que ce lundi, il y avait un tournage, juste à côté. Zoran avait lui aussi choisi ce jour à cause de ça, pour que dans l’agitation générale on puisse se noyer dans les figurants et les techniciens. C’est avec eux que je suis sortie, quatre heures plus tard. Papa m’attendait toujours, sur un banc de pierre, devant la grille de Neptune.
— Zoran sait ce que tu as fait? demanda Wandrille.
— Bien sûr que non, il est trop pur, trop honnête. Au début, je ne voulais pas qu’il ait cette image de moi. Je réglais des comptes avec mon enfance, il n’avait rien à y voir. Mon amour pour Zoran, c’était… c’est ma nouvelle vie, l’art contemporain et tout ça.
— Il est venu au pavillon de l’ancienne herboristerie. Les deux étudiants l’ont aidé à trouver l’endroit sur la carte. Ils ont dit à Pénélope et à moi que leur chef venait de filer là-bas. Tu lui avais donné rendez-vous?
— Oui, je voulais qu’il voie. Qu’il comprenne ce que je vivais en silence. Je l’avais trop longtemps tenu à l’écart. Je lui avais dit de venir, sans rien lui expliquer. Il est resté tapi dans les bois. Quand il vous a aperçus, il s’est caché dans l’obscurité, il n’a rien compris. Il avait surtout peur pour sa peau, il ne voulait pas qu’on lui impute ces crimes, il ne comprenait rien. Pénélope a eu le bon réflexe en allant parler des Ingelfingen à Vaucanson et en les récupérant sous la bannière des interventions d’art contemporain à Versailles, elle a sauvé Zoran. Il ne faut pas qu’il soit inquiété. C’est un génie, il n’est qu’au début de sa carrière.
— Tu n’avais pas prévu la ronde de Médard?
— Le pauvre, il a été horrifié. Il a compris, vaguement, sans aller jusqu’à me mettre en cause, même pour se défendre devant la police quand ils l’ont arrêté. Il a failli me faire échouer. Il a fait sa ronde avec un peu d’avance. Je l’ai entendu arriver. J’ai tout juste eu le temps. J’ai mis le doigt dans ce joli tiroir caché dont Zoran m’avait fait la démonstration la veille, au grenier, il m’avait fait passer par l’escalier qui tourne. La table était à droite de la cheminée. Je me suis planquée dans le cabinet des Poètes de la reine Marie Leszczynska, la porte qui était à gauche, la plus proche. Quand Médard est entré, j’étais à deux mètres de lui. S’il avait ouvert la porte, j’étais fichue. L’autre sortie du cabinet des Poètes était verrouillée.»
Au milieu du tohu-bohu, la confession de Léone fut interrompue brutalement. Les hommes de la police de Versailles arrivèrent, avec le petit lieutenant que Pénélope finissait par considérer comme un oiseau de mauvais augure. Ils apportaient des couvertures:
«On a vu vos lampes torches depuis la route, ça va? Vous vous êtes abrités là? Vaucanson nous a appelés. Il s’est replié avec ses invités dans le pavillon Dufour, il nous a dit que vous aviez disparu. On a eu peur pour vous. Vous allez venir avec nous. On a un véhicule à la grille, au pied des Cent Marches. L’accalmie ne va pas durer très longtemps, on a sans doute cinq-six minutes de semi-répit, pas plus.
— Il faut, articula Wandrille, que vous procédiez à une arrestation.»
Du menton, il désigna Léone. Cernée par huit hommes, elle se laissa empoigner. Elle ne se débattit pas. Pendant ce temps, Pénélope expliquait la situation, en quelques phrases, à voix basse, au lieutenant.
Dans la tempête, ils allaient emmener Léone. Elle cria:
«Vous pouvez m’arrêter, si vous voulez. Ce que vous n’arrêterez pas, c’est ce qui est en train de se passer ici, cette nuit.
— Partez devant, avec elle», cria Wandrille.
Pénélope et Wandrille, suivis de Bonlarron, regardaient la police courir, avec Léone, vers leur estafette. Le vent allait dans leur sens. Tant mieux: ils arrivèrent à démarrer. En une seconde, le vent se retourna, un cheval qui fait volte-face. Pénélope et Wandrille ne purent plus rien faire, impossible de les rejoindre. La police leur fit signe de se replier dans l’Orangerie. Le lieutenant désigna sa montre, fit comprendre qu’ils allaient revenir les chercher. Dans la nuit, les phares disparurent.
Pénélope et Wandrille se dirigèrent vers le côté de la grande nef, là où est l’escalier qui conduit à l’ancienne baignoire de Louis XIV, installée à cette place, faute de mieux, de manière absurde, au début du XX esiècle. Il allait falloir attendre, sous ces murs de forteresse, que cesse le délirant ballet des éléments. Le cataclysme était effrayant, il était 4 heures du matin. Bonlarron s’assit devant la cuve de marbre, et pleura — sur lui-même, sur Versailles, sur cette victime d’il y a quarante ans, tuée dans le jardin à la française du marquis de Croixmarc? Il alluma une cigarette.
L’Orangerie était un refuge au milieu du désastre. Les convulsionnaires de Saint-Médard avaient gagné la partie, deux cent cinquante ans après. Cette nuit, les morts du cimetière de Port-Royal étaient venus demander des comptes. Ils couraient dans les allées dévastées, parmi les chênes déracinés et les statues en miettes. Le parc de Versailles n’existait plus, les arbres les plus anciens comme les plus jeunes avaient péri en quelques heures. Quand les toitures allaient voler, quand l’eau s’infiltrerait puis entrerait en trombe dans les appartements, ce serait la fin des peintures, des décors, des boiseries, puis l’effondrement des charpentes. L’Opéra, tout en bois, s’ouvrirait comme un tonneau pourri. Versailles était une trop vieille bâtisse, vulnérable et fragile, elle allait s’abattre si ce déluge devait durer encore trois ou quatre heures. Des tourbillons d’eau ruisselaient déjà sur les dalles de la galerie basse et pénétraient par les fenêtres brisées.
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