Le souterrain figurait sur le plan que Wandrille avait regardé de très près, avec Thierry Grangé, mais ni Pénélope ni lui n’avaient eu la curiosité ni le temps de chercher où était ce passage. L’accès pourtant n’était pas très caché. Wandrille, très fier, trouva tout de suite la porte. La descente des escaliers pris dans l’épaisseur de la terrasse du Midi, avec Léone en otage, permit à celle-ci de se calmer un peu. Au débouché du bâtiment de la Petite Orangerie une dernière volée de marches permet d’atteindre l’Orangerie proprement dite.
Pendant cette nuit, dans leurs caisses blanches, ce furent les seuls arbres qui ne bougèrent pas. Alignés au garde-à-vous, dans l’obscurité, ces derniers régiments royaux, réfugiés derrière ce rempart construit pour eux par Mansart, résistaient.
«Léone, félone?» Wandrille, depuis quelques jours, s’était détourné de cette idée dès qu’elle apparaissait dans la chambre la plus perdue des tréfonds de son cerveau, son grenier aux remords. La seule qui pouvait avoir volé le plan, en emportant, en prime, une de ses chemises. C’était elle. Avant l’arrivée des déménageurs de son père et des hommes du GPHP. La seule qui pouvait avoir révélé à Deloncle que Wandrille avait ce document.
Deloncle avait tout compris. Il avait voulu avertir Wandrille du danger et de la folie des Croixmarc. Deloncle, au culot, sous les verrières du Grand Palais, avait osé dire son fait au ministre des Finances, pour qu’il le répète. Il avait lourdement insisté sur son lien de parenté avec les Croixmarc, parce que cela expliquait qu’il ait pu recevoir les confidences de sa nièce. Pour donner du poids à ses paroles, Deloncle avait insulté le ministre et son «imbécile de fils». Un fils à qui le ministre n’avait pas manqué de téléphoner immédiatement, pour lui dire qu’à cause de lui il venait de se couvrir de ridicule devant le ministre de la Culture, qui a la dent si dure. Deloncle savait ce qu’il disait. Il y avait mis juste la bonne dose d’ironie blessante. Pour que Wandrille soit averti et comprenne. Pour que cette phrase lui soit répétée mot à mot par son père. Pour arriver à dire que Léone était celle qu’il fallait coincer, sans directement livrer à la justice cette nièce extravagante devenue incontrôlable. Avant qu’elle ne tue encore et que lui, Deloncle, ne soit inculpé de complicité de meurtre ou de non-dénonciation.
Son arme à la main, Wandrille, dans l’Orangerie, sut qu’il avait peur de cette grande fille rousse aux cheveux hirsutes. Il vit apparaître sous ses yeux un épisode des Trois Mousquetaires : cette nuit où «tous les chats sont gris», écrit Alexandre Dumas, quand d’Artagnan, oubliant un moment Constance Bonacieux, succombe dans les bras de Milady de Winter. Adolescent, ça l’avait troublé, cette nuit d’amour de d’Artagnan et de Milady. Sauf que ce n’était pas un roman et que Léone, sportive, décidée peut-être à séduire encore, les regardait fixement, Pénélope et lui.
«Puisqu’on est bloqués ici, Léone, dit Wandrille, tu vas t’expliquer.
— Vous croyez que vous allez vous sortir vivants de cette tempête? Tu n’as personne pour m’accuser.
— Si, moi.»
Léone se retourna. Par l’entrée du souterrain, Bonlarron venait de paraître, lampe à la main. Il parlait à trois mètres d’eux, couvrant le fracas du vent:
«Je me suis tu pendant des jours et des jours, à cause du doigt coupé. Mon doigt, c’est chez les Croixmarc que je l’ai perdu, il y a des années, avant sa naissance. Nous avions fait une cérémonie un peu dure. À cette époque, Croixmarc, notre chef, avait voulu revenir au sang, comme il disait. Aux cérémonies qui avaient eu lieu juste avant la Révolution. Nous avons recopié, dans les manuscrits de Louis-Adrien Le Paige, les dessins symboliques, les marques au scalpel. Une femme est morte cette nuit-là, une fille de Magny-les-Hameaux que personne ensuite n’a jamais retrouvée. La police l’a pourtant cherchée, sauf à l’endroit où nous l’avions descendue, son père et moi.
— Qui l’avait tuée?
— Nous tous, Pénélope, nous étions inconscients. Nous étions dix ou douze coupables. Nous nous prenions pour des saints, mais qui veut faire l’ange fait la bête. Je voulais tout dire à la police, le père de Léone m’a menacé. Il était déjà fou, je l’ai compris plus tard. Il m’a assommé, il m’a coupé un doigt, avec un couteau de berger pour que je me souvienne ma vie entière de ne pas parler. J’ai cessé de participer à ces liturgies, je ne suis plus venu à Sourlaizeaux. Je sais qu’au village et aux alentours, dans les années qui ont suivi, cinq ou six filles ont disparu.
— Personne n’a soupçonné papa.
— Les corps n’ont jamais été retrouvés, malgré les battues dans les bois. Il suffisait de les chercher là où nous avions enseveli la première, comme une martyre, il y a quarante ans. Là où la police ne serait jamais allée les chercher. Vous avez déjà pensé que tous les cimetières sont pleins d’assassinés qui reposent sous des stèles qui portent d’autres noms. Comme des livres mal classés dans une bibliothèque, impossibles à retrouver.
— Sous le Christ janséniste aux bras levés?» fit Wandrille.
La chapelle avait été construite en 1900, un modèle réduit de celle de l’église Saint-Médard, le tombeau du diacre Pâris. Le père Croixmarc avait eu une idée. Le meilleur endroit pour cacher un cadavre, c’est un caveau de famille respectable et historique au fond d’une grande propriété. On tire sur les anneaux de cuivre, on soulève la dalle de marbre. Aucune trace. La police n’ira jamais chercher là.
Bonlarron, dans les années qui suivirent, avait revu quand même les Croixmarc. Comment faire autrement? Ils avaient trente amis communs, il aurait fallu expliquer. Il les a moins fréquentés, Léone est née, l’atmosphère s’est adoucie. Tous ont vieilli. Peu à peu, il est revenu les voir. Ils n’ont plus jamais parlé de cette époque. Les cérémonies auxquelles il a continué de prendre part étaient des mises en scène anodines, comme celle du pavillon de l’ancienne herboristerie. Tout se faisait avec des fleurets mouchetés et des cannes de jonc. Le sang ne coulait plus. Sauf dernièrement. Bonlarron se trouble en racontant. Léone, comme son père autrefois, a utilisé le couteau. Le même couteau de berger. Le mois dernier, Bonlarron dit qu’il a eu peur. Et qu’il s’en est voulu de n’avoir jamais rien dit.
«Léone, tu es une grande malade, dit Wandrille. C’est toi qui as forcé ton père à tuer la Chinoise? Tu as gardé les mains propres, sachant bien que le tribunal conclura, pour ton père, quand on l’arrêtera, à un diagnostic médical d’incapacité ou de déséquilibre mental. Un an de cure psychiatrique, et il viendra finir tranquillement ses jours à Sourlaizeaux.»
Pour Léone, éliminer Lu était impossible, il était gardé jour et nuit. Elle a voulu lui faire peur, pour qu’il parte. Sa mère et elle ont joué à lui faire bon accueil, elles l’ont invité, avec «une de ses poules», disait Léone en souriant, une Française d’origine chinoise, à assister à une cérémonie dans le bosquet de la Colonnade. Ils sont venus. Léone semblait revivre la scène:
«Lu la traitait comme une esclave. Les Chinois ont leur mafia ici, la police n’a jamais fait le lien entre cette fille et Lu. On a fait un vrai rite de 1760, avec un beau dessin au petit couteau. Lu a été très impressionné. C’était comme dans les livres, comme sur les gravures. La petite était évanouie, Lu est parti sans elle, il me l’a laissée. Après l’accomplissement des rites, papa a fait ce que je lui avais dit de faire. Papa a tué la fille comme si c’était un lapin de garenne.
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