«Tu sais, Péné, je crois qu’il est grand temps qu’on se change les idées. Remets aussi ton pull. Toutes ces histoires commencent à être pesantes. Il faut qu’on profite de Versailles, qu’on s’amuse un peu, qu’on se retrouve. Tu aimes le sorbet au cacao, rien à voir avec la glace au chocolat? Celui-ci vient de chez Georges Laporte à Salvador de Bahia, ça, c’est la framboise de chez Ciampino, sur la place de San Lorenzo in Lucina, à Rome, tu te souviens?
— Wandrille, je ne suis pas enceinte, je t’assure.
— J’ai pris aussi figues sèches et ricotta, chez Il Gelato di San Crispino, derrière la fontaine de Trévi, pour tester, ça, c’est un petit choix de chez Bajo Cero à Madrid, je t’ai choisi amande crue et vanille de Tahiti, fraise au thé et aux pétales de rose, mais j’ai aussi demandé à Livorno, le fournisseur de la famille royale. Je leur ai laissé carte blanche, ça a donné dulce de leche, mousse au chocolat à la banane et violette.
— Tu es fou.
— Il y a encore cette boîte, ça vient de Budapest, chez Artigiana Gelati, leur fameuse glace au champagne, celle-là, c’est de la glace de Chine, le meilleur de Pékin, Su-Han, et là, mon trésor, la glace aux amandes douces de chez Mafalda à Lisbonne.
— Comment as-tu trouvé des glaces du monde entier? J’aime la glace en plein hiver.
— Les meilleures! Et la prochaine fois, je te prépare un tour de France: glace au spéculos de chez Dagniaux à Lille, la glace au lait de brebis et cerises noires de Txomin à Saint-Jean-de-Luz, je t’en ferai venir par Brett, tu t’en souviens, le glacier australien de Biarritz, les glaces à la Mara des bois et Irouléguy qu’on avait goûtées la dernière fois?
— Mais où as-tu trouvé des glaces venues de partout, comme ça, personne ne vend ça à Paris? En hiver!
— Facile, devine.
— Langue au chat.
— Papa accueille après-demain la conférence des ambassadeurs de France, qui au lieu de se tenir comme d’habitude au Quai d’Orsay fin août se fait après Noël à Bercy, Dieu sait pourquoi, c’est la réforme de l’État. J’ai passé la journée à téléphoner aux cuisiniers des ambassades. Jean de Saint-Méloir, qui m’a l’air fou de toi, encore un, m’a communiqué la liste.
— Wandrille! Je me demandais où tu étais. Pendant ce temps-là, j’ai découvert que…
— Les ambassadeurs sont assez sympas avec moi, une bonne quinzaine ont accepté sans poser de questions, les fayots, de transporter une glace avec leurs bagages. J’ai voulu te faire plaisir: t’offrir la galerie des glaces!
— Tu crois, Wandrille, que l’assassin était vraiment M. Lu ou un de ses sbires? Tu sais que Médard est en admiration devant lui. Il vient de rentrer à Shanghai. Médard le sait, je me demande par qui. Médard est l’homme le mieux informé de Versailles. Je ne sais pas si nos amis de la police ont eu raison de le remettre en liberté.
— M. Lu? Tout y conduit. Papa le pense, après s’être fait insulter par Deloncle, il faut que je te raconte. Moi, je n’y crois pas. Pourquoi aurait-il tué la Chinoise? Et Grangé, dont l’expérience versaillaise lui était indispensable?»
14.
Tempête dans le saint des saints
Château de Versailles, chambre du Roi, suite du précédent, vers 2 h 30 du matin
«Un cri, Wandrille, on égorge!
— Un troisième meurtre. Ça résonne. Un cri de femme, ou d’enfant. C’est près de nous. Il y a des portes dans le mur de la galerie des Glaces?
— Oui, celle-ci donne dans le salon de l’Œil-de-Bœuf, l’antichambre du Roi.»
Wandrille pousse les miroirs. Le salon est dans l’obscurité. Les cris deviennent plus perçants. Pénélope tente de téléphoner, pas de réseau. Dehors, le vent siffle, comme si les arbres commençaient à hurler eux aussi.
«Wandrille, ça vient de la chambre du Roi.
— Quelle chance, je ne l’ai jamais visitée. On va voir ces fameuses soieries…
— Tais-toi. Entre en premier, je te suis, j’appelle les secours, donne-moi ton portable.
Innocent, sans armes, inconscient du danger, Wandrille touche la porte devant laquelle, des siècles plus tôt, Louis-Basile Carré de Montgeron avait attendu en priant.
À l’intérieur, les bougies ont été allumées sur les cheminées. En cercle, devant le lit tissé d’or, dans une pénombre rougeoyante, la cérémonie réunit des personnes que Wandrille connaît toutes — sauf une.
Deloncle, sa femme Clarisse, la demi-sœur de celle-ci, la marquise de Croixmarc, le président Aloïs Vaucanson en personne, Médard, qui tient trois fleurets entre ses mains, sa fille, Bonlarron et un vieil homme sec, à l’écart. Wandrille se demande qui il est, il n’a pas le temps de se dire qu’il l’a déjà croisé. Sur le moment, son visage creusé comme une statue de bois ne lui dit rien.
Pieds nus, dans une longue chemise en toile de lin, à genoux, au centre, Barbara Grant, les yeux perdus, attend, bras en croix. C’est elle qui vient de hurler. Elle crie une nouvelle fois, plus sourdement, comme un grognement rauque.
Celle qui tient une quatrième lame, en face d’elle, cheveux dénoués, regarde l’intrus avec un regard froid: c’est Léone.
Comme Pénélope n’est pas encore entrée dans la pièce, Wandrille, qui sait pourtant qu’elle entend, se sent tous les courages. Il a compris qui tue, même s’il ne comprend pas bien comment, depuis ce matin, depuis l’appel de son père sortant du Grand Palais. Il va soulager sa conscience. Tous les autres vont l’aider, doivent l’aider. Ils sont là, mais ils ne sont pas complices.
«Léone, lâche ce fleuret. Barbara, relevez-vous. Léone, il faut peut-être que tu t’expliques. Tu as volé chez moi le plan que Grangé avait vu. Tu as tué, deux fois. Lâche cette arme, tu veux que je vienne te la prendre?
— Tu imagines que je m’amuse à me promener dans Versailles pour assassiner? Mon pauvre Wandrille! Et j’y gagne quoi? Tu me crois capable de tuer?»
À cet instant, Aloïs Vaucanson sort de la poche de sa veste un Manurhin, le revolver le plus simple parmi les armes de service des policiers, qu’on lui a confié, à la préfecture, quand il a pris ses fonctions, et qu’il n’avait jamais sorti du tiroir de son bureau.
«Mademoiselle de Croixmarc, posez votre épée. Répondez aux questions. Je vous ai ouvert le château, cette nuit, j’ai accepté de voir cette mascarade, je voulais comprendre enfin, mais là, c’est trop.»
Prise d’une inspiration subite, Pénélope ne s’adresse qu’à Léone:
«Toi, tu ne tues pas, c’est clair. Tu ne tues pas toi-même. Tu as éduqué ton arme. Ton père est entre tes mains comme un enfant. Il m’a tout fait comprendre, en phrases hachées, avec des gestes aussi. Il n’en peut plus. C’est un témoin accablant pour toi qui vient de me parler, ce matin, dans l’église Notre-Dame. Il a voulu arrêter cette folie. Il n’aime pas lacérer les chairs au couteau, il n’aime pas couper les doigts, il n’a pas aimé battre à mort des femmes et assommer puis noyer Grangé. Il a une force de jeune homme, et des biceps de lutteur, à force de tailler des haies et de faire ses entraînements d’aviron! Tu veux qu’il nous raconte tout lui-même?
— Papa…, fait Léone en se tournant vers lui.
— Je n’agis que quand ma fille me le commande.»
Clarisse Deloncle a pris la main de son mari. Bonlarron affecte un air absent, fakir en mocassins sur des charbons ardents. Wandrille a dit, plus tard, à Pénélope, qu’il l’avait vu trembler à ce moment-là. Médard enlace de son bras droit sa petite Esther, dont les yeux commencent à s’agiter.
«Léone, dit Wandrille, tu t’expliques?
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