Or ces garanties ne peuvent être données que par l’Institut de recherches Wallenstein, qu’on imagine mal employant comme experte une religieuse de Picpus. Il faudrait donc aller enquêter du côté Wallenstein, et ça Wandrille veut bien s’en charger, il utilisera le réseau de son père, même si l’idée ne lui plaît guère.
Faut-il signaler à la police que la petite bonne sœur se trouve vraisemblablement — et de manière invraisemblable — à Monaco ? Pénélope et Wandrille hésitent un peu… Oui, sans doute, si elle est en danger. Mais son « ravisseur » en blouson de daim semble avoir besoin d’elle…
Reste le cadavre, qui donne à cette affaire — qui par bien des côtés pourrait ressembler à une comédie musicale — la dimension d’une tragédie. Cette Carolyne Square, qui a été assassinée, et certainement pas par le coach de l’établissement, était elle aussi directement liée au milieu des collectionneurs de Monet — mais ce lien doit être éclairci, expliqué. Ce sera un point clé de l’enquête. Elle connaissait Antonin Dechaume, qui l’avait invitée. Avait-elle prêté un tableau à l’exposition ? Elle venait de rencontrer sœur Marie-Jo et visiblement leur conversation avait été décisive. Elles avaient disparu aussitôt après, et il faut comprendre pourquoi.
Celui qu’il faut faire parler d’abord, Pénélope en est convaincue, c’est Dechaume. Et justement, il souhaite s’exprimer. Voilà la priorité.
Wandrille, vexé, note que Pénélope, à peine arrivée, a déjà réservé son billet de retour. Demain, elle sera dans l’atelier du sculpteur, à Montparnasse — sans doute a-t-il voulu, en lui donnant rendez-vous là, ne pas ameuter inutilement toutes les oreilles indiscrètes des bureaux de la conservation de Marmottan.
Sur la terrasse, on a apporté des friandises, le dîner s’achève.
« Tu sais, Wandrille, ici on ne trouvera rien. Édouard veille, il nous préviendra s’il y a du nouveau du côté du palais. Le mariage du prince a lieu la semaine prochaine, tu as le temps de venir avec moi à Paris, de voir Wallenstein pendant que moi j’irai chez Dechaume. Il faut aussi enquêter sur Vernochet, prudent comme un renard…
— Dechaume, Wallenstein, notre ami Vernochet, Édouard à Monaco, je suis d’accord avec tout cela, on va continuer à les faire parler, ils ont chacun une pièce du puzzle, mais moi je vois trois autres pistes, que tu négliges.
— Dis.
— D’abord Picpus. Il faut y aller.
— J’irai. Il vaut mieux une femme pour enquêter chez les religieuses.
— Tu mettras un fichu et ta médaille de baptême. Tu n’oublieras pas de dire “ma mère” et pas “ma sœur”, ça leur plaît toujours mieux.
— évidemment. Je réserve la minijupe léopard pour ma visite à l’atelier du grand sculpteur. Ensuite ?
— Il faut savoir qui est Carolyne Square. Elle avait semble-t-il une entreprise aux États-Unis, un mari, elle a des amis qui peuvent peut-être parler d’elle, pour le moment sa dépouille doit être sous le contrôle de la préfecture de police. Il faut savoir qui vient lui rendre hommage, qui la pleure, qui elle était.
— Ça, ça fera partie de ma mission chez Dechaume. C’est lui qui pourra me dire tout cela. Et tu en sauras peut-être un peu plus si tu arrives à faire parler Thomas Wallenstein.
— Ce sera le plus difficile, je pense. Il a hérité des fiches que son grand-père avait établies sur les tableaux de Monet, les vrais et les faux, il les tient à jour, mais tu imagines que ça met en jeu d’énormes intérêts financiers. Il ne va pas tout me raconter comme ça pour me faire plaisir.
— Tu parlais d’une troisième piste, je ne vois pas.
— C’est la première en fait. J’y vais à l’intuition, tu me connais. Il y a la liste de ce qu’il faut faire, de ceux qu’on doit voir, et puis il y a l’instinct. Ni toi ni moi nous ne sommes encore allés à Giverny. Crois-moi, tous les mystères autour de Monet renvoient à ce village, je sens qu’il faut y aller, en touristes. »
DEUXIÈME PARTIE
Les parfums de Giverny
« Imaginons que le genre humain tout entier ne se pourvoie plus de réalités que par l’ouïe et l’odorat. Imaginons que soient ainsi annulées les perceptions oculaires […]. L’humanité oublierait qu’il y a eu un espace. »
JORGE LUIS BORGES, « L’avant-dernière version de la réalité » (1928) repris dans
Discussion (1932), traduction de Paul Bénichou.
1
Ce que fait un sculpteur quand il ne sculpte pas
Paris, vendredi 24 juin 2011
Wandrille voulait commencer par explorer Giverny avec Pénélope, mais elle a souhaité le contrarier. Ils ont passé le dîner à tracer leur plan d’action. Ils sont allés au cinéma, à Nice, ils se sont endormis dans leurs fauteuils, l’un contre l’autre, main dans la main. Ensuite ils se sont promenés en silence, vers une heure du matin, devant la mer.
Pénélope, à peine arrivée à Orly, se précipite en taxi chez Antonin Dechaume, dans son atelier de Montparnasse, rue de la Grande-Chaumière. Il a fixé le rendez-vous. Dechaume a su l’allécher au téléphone :
« Venez me voir, j’ai des choses à vous raconter — et à vous montrer. Je veux aussi vous interroger, c’est important. Pour moi, Pénélope, vous êtes le témoin capital, même si vous n’en avez pas conscience. »
Elle n’a pas osé discuter. Le cher maître lui en impose. A-t-elle compris que son charme agissait sur cet heureux septuagénaire ? Elle veut savoir pourquoi deux femmes, sous ses yeux, ont disparu sans bruit.
L’atelier du maître est caché au fond d’une impasse, au rez-de-chaussée d’un immeuble un peu vétuste. Les sculpteurs, depuis toujours, sont au rez-de-chaussée, et les peintres sous les toits.
Dans la grande pièce peinte en noir qui s’ouvre sur un mur de verre donnant sur un jardin, le futur musée Dechaume s’ordonne déjà. Des premiers plâtres encore inspirés par l’art de Maillol aux compositions plus originales qui ont fait sa gloire : un modèle en terre de la fameuse Carpe-lapin trône sur une sellette de bois. L’atelier est mis en scène, prêt pour un reportage photo ou pour accueillir un gros client venu des émirats ou d’une municipalité fortunée souhaitant honorer son grand homme au centre d’un rond-point.
Antonin Dechaume ouvre la porte en souriant, veste en velours côtelé bleu et grosse chemise de bûcheron canadien rouge, très déboutonnée. Il restera pour la postérité celui qui a relancé et modernisé cet art qui semblait disparu : la sculpture de personnages célèbres. Il a « fait » Lindbergh, la reine Astrid, Luchino Visconti et mère Teresa — un cadeau réalisé à ses frais en vue du salut de son âme pour la place centrale du village natal de la sainte, en Albanie. Pénélope s’extasie sur les petites terres glaises, ses esquisses, reconnaît Brigitte Bardot en plâtre et en modèle réduit. Elle la repose sur l’étagère de bois et prend en main un cheval ; il commente :
« Je vois que vous savez regarder une sculpture, vous tournez autour : aucun endroit ne doit être faible, et il faut que chaque morceau soit intéressant sous tous les angles. Posez votre doigt sur cette cuisse de cheval, caressez-la, j’ai recommencé dix fois. Oubliez la statue, ne regardez que ça. Il se passe quelque chose, juste ici. Ça vit. On m’a donné une misère pour ce cheval, mais je m’en fiche, c’était pour l’hippodrome de Limoges, j’avais envie de faire un cheval, j’ai sué sang et eau, je ne leur ai demandé que le prix du bronze.
— Vous êtes un bienfaiteur !
— Que non ! Sa Grâce l’émir de Barjah, généralissime et vice-commandant suprême des forces aériennes et navales de son pays, l’a vu, mon petit cheval. Il a les meilleurs pur-sang de tous les émirats. Il m’a commandé dix sculptures, une écurie. Ça m’a rapporté une fortune et j’ai modelé les dix en deux mois, j’avais pigé le truc, la manière de faire vivre un cheval. Je me suis acheté un immeuble à Paris, mes petits-enfants en vivront encore. Je vais vous révéler un secret. L’argent et le travail, pour les gens comme nous, ça n’a rien à voir. S’il y a un lien entre votre travail et l’argent que vous gagnez, c’est que vous êtes un tâcheron. Il n’y a que les plébéiens qui croient qu’en travaillant plus on va gagner plus. Je vais vous donner un conseil dont vous vous souviendrez. Il faut un bon équilibre entre des travaux de force qui ne nous rapportent rien et des trucs qu’on bâcle qui vous donnent la fortune. Regardez, pour vous, c’est pareil, vous avez bossé comme une folle pour réussir votre concours des conservateurs, il fallait tout savoir en histoire de l’art, de la grotte de Lascaux à nos jours, parler deux langues vivantes et une langue ancienne, savoir faire des notes de synthèse et des analyses, vous en tirez un salaire de gendarme — et vous ne partirez pas à la retraite avec une pension de commandant, ma pauvre petite. Mais si un jour un grand collectionneur vous engage pour une expertise, vous êtes conservateur d’État, vous pouvez lui demander votre poids en or pour une notice que vous tartinerez en deux heures, alors que pour la même notice, dans un catalogue du Grand Palais, la Réunion des musées nationaux vous donnera seize euros…
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