— Après le mariage, le 2 juillet, ce genre de remarque, pleine de sous-entendus petit-bourgeois, sera inadéquat. Honni soit qui mal y pense, elle sera Altesse sérénissime, marquise des Baux, duchesse de Valentinois, duchesse de Mazarin, duchesse de Mayenne, princesse de Château-Porcien…
— C’est joli…, risque Wandrille, surpris par l’ironie d’Édouard qui vient de le traiter en passant de petit-bourgeois, alors qu’ils traversent au pas de charge des pièces d’apparat dont les noms brillent sur des panneaux signalétiques en plexiglas : galerie des Glaces, chambre d’York, chambre de Mazarin…
— Elle sera marquise de Chilly-Mazarin.
— Je vois où c’est. RER C, zone 4.
— Marquise de Guiscard, marquise de Bailli, marquise de Carladès, comtesse de Ferrette, de Belfort, de Thann et de Rosemont, comtesse de Torigni, comtesse de Clèdes, comtesse de Longjumeau…
— Là aussi, je vois… circonscription difficile. Oh, c’est la salle du trône !
— Inclinez-vous ! Elle sera aussi baronne de Calvinet, du Buis, de La Luthumière, baronne de Hambye, baronne d’Altkirch, baronne de Saint-Lô, comtesse de Torigni, ah, je l’ai déjà dit, dame d’Issenheim, dame de Saint-Rémy…
— Ah non, celle qu’on appelle la dame de Saint-Rémy, en Provence, c’est sa future belle-sœur Caroline de Hanovre ! Elle a préféré cette localité à Saint-Lô, on n’a jamais su pourquoi.
— Elle sera dame de Matignon…
— Papa s’entend très bien avec la femme du Premier ministre. Ça aussi, ça peut prêter à confusion ! Où nous emmenez-vous, à l’étage ? »
Édouard est monégasque, depuis dix générations. Il est né à la clinique Princesse-Grace. Il a toujours sur son bureau, sous les toits du palais, qu’il est assez content de montrer à sa consœur parisienne, le petit lapin en peluche blanc que la princesse lui avait offert pour sa naissance, c’est son talisman : quand elle était à Monaco, ce qui était très fréquent, elle ne manquait jamais d’aller faire une visite à chaque bébé monégasque. Beaucoup d’albums de photos ici commencent par l’immortel cliché de la princesse avec la maman et le petit — et ils sont quelques-uns à avoir conservé le lapin blanc…
Édouard prend un trousseau de clefs dans son tiroir et les entraîne à travers les couloirs.
Un des deux Monet des collections du palais est une acquisition du prince, il se trouve dans ses appartements. Édouard ne va jamais dans les pièces privées, mais le Monet se trouve dans le bureau officiel, celui qui avait été aménagé pour Rainier III et que son fils occupe aujourd’hui. C’est un bureau d’angle, avec deux vues sur les yachts.
Pénélope s’intéresse aux coupes remportées dans les compétitions sportives, sur l’étagère, aux photos du pôle Nord, mais elle n’ose pas trop regarder, pour ne pas avoir l’air d’être indiscrète — dans l’espoir qu’Édouard, rassuré, leur en montre encore un peu…
« Vous avez vu tous ces nouveaux bateaux, arrivés depuis une semaine, on a même des Ouzbeks et des Kazakhs, les milliardaires ont bien changé depuis ma jeunesse. Mais ce qui est touchant c’est que les nouveaux continuent à venir chez nous, histoire de voir le summum de ce qu’on peut faire avec de l’argent… Dans ma famille on est monégasque, mais pauvre, j’y tiens. »
Au mur du bureau, le Monet est là. Ils le regardent tous les trois, devant la fenêtre qui ouvre sur la mer. La porte du salon voisin n’est pas fermée, les murs sont peints en bleu roi, une couleur choisie par la princesse Grace. Elle avait voulu donner un peu de fraîcheur à ce bâtiment ancestral qui disparaissait dans les boiseries brunes et les plafonds sombres de l’époque de son dernier ravalement, dans les années 1900.
Le tableau a l’évidence des chefs-d’œuvre, il rayonne d’une vie paisible.
C’est un paysage, mais c’est presque une abstraction, un morceau de couleur blanche et bleutée, vibrant entre des frondaisons à peine esquissées — aucune anecdote superflue, pas de barque sur la mer, mais une profondeur qui naît de la lumière.
Travailler face à ce tableau, cela doit donner de l’énergie. Pénélope se dit que certaines œuvres d’art ne sont pas forcément faites pour être vues dans des musées. Celle-ci, à côté du paysage qui se découpe dans le cadre de la fenêtre, est à sa place.
« Et qui sont les experts que tu as reçus ? Qui te propose cette acquisition ? demande Pénélope. Tu as raison d’être extrêmement prudent…
— J’ai reçu un appel d’une des historiennes de l’art qui travaillent pour la fondation Wallenstein, elle m’a demandé un rendez-vous. Elle va m’apporter, j’imagine, le dossier complet de l’œuvre. C’est l’honnêteté même. Tu ne sais pas la meilleure, c’est une bonne sœur ! »
Le soleil qui traversait les vitres du salon bleu où ils viennent d’entrer se fige d’un coup. Wandrille s’immobilise comme s’il était en train de recevoir une révélation céleste devant les quatre tapisseries un peu délavées portant les armoiries des princes de Monaco, avec les losanges blancs et rouges.
Pénélope adopte un masque parfait, se passe les doigts dans les cheveux, et demande :
« Et celui qui vend ? Tu sais qui c’est ?
— Je n’ai pas réussi à savoir, un particulier, comme on dit. Ces choses-là sont toujours très secrètes, mais l’intermédiaire est bien connu, il a pignon sur rue. Tout passe par maître Vernochet, Paul Vernochet, un ténor de l’hôtel Drouot, tu sais, on le voit souvent à la télévision… »
Pénélope se force à ne pas regarder Wandrille, qui ne sourit pas. Ils se taisent.
C’est Édouard, face à un haut miroir vénitien, qui reprend la parole en riant :
« Bon, maintenant, vous voulez voir avant tout le monde la robe de la future princesse Charlène de Monaco ? »
Édouard marque un temps, pour regarder l’expression angélique de Wandrille et le sourire béat de Pénélope, avant d’ajouter :
« Eh bien, cela, c’est impossible. Secret d’État. »
11
Fruits de mer à Villefranche
Villefranche-sur-Mer, jeudi 23 juin 2011
Wandrille a voulu montrer à Pénélope que Villefranche-sur-Mer vaut bien Villefranche-de-Rouergue. C’est à deux pas de Monaco.
La chapelle des marins peinte par Cocteau était ouverte, ils sont entrés pour regarder ces filets, ces visages, ces poissons poétiques, ils se sont promenés sur le port. La Côte d’Azur telle qu’elle aurait dû rester, avec ses villas roses et ses petites maisons, s’ouvre à eux. L’hôtel choisi par Wandrille à Villefranche est sans prétention, mais la vue est splendide.
Pénélope est entrée dans une boutique pour essayer un pantalon rouge. Wandrille aime regarder par le rideau dans la cabine d’essayage, qu’elle ne ferme jamais entièrement. Le fait-elle exprès ? Après le mariage, est-ce que tout cela sera fini ? Ils parleront de leur nouveau papier peint et des biberons des enfants ?
Rien ne presse. Ce qu’il faut, dans ce restaurant qui donne sur la rade, c’est faire le point. Wandrille aime résumer les problèmes : un tableau pour le moins douteux, attribué à Claude Monet, non référencé dans le catalogue Wallenstein, vient d’apparaître sur le marché. Celui qui sert d’intermédiaire et se montre manifestement discret, et pas forcément de mauvaise foi, ni même escroc, c’est leur vieil ami maître Vernochet. Il va falloir que Pénélope aille le voir, et lui parle franchement en sa qualité de conservatrice de musée.
Sur ce premier point, Pénélope acquiesce en commandant des gambas et du vin blanc.
Ensuite, il se trouve qu’une étrange bonne sœur, qui semble tout savoir de Monet, a été poursuivie ici même, à Monaco, et elle s’est volatilisée. Elle était accompagnée d’un homme d’une cinquantaine d’années, qui n’était pas Vernochet, Wandrille en est certain, il l’aurait reconnu, mais qui lui soumettait une photographie qui devait sans doute représenter un tableau dans l’atelier de Claude Monet — ce fameux tableau que les Monégasques amis d’Édouard rêvent d’acquérir — mais qu’ils n’achèteront pas, bien sûr, s’il ne présente pas toutes les garanties.
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