Wandrille reprend, en bafouillant, après au moins une minute de silence :
« Quand tu parles d’une sorte de bonne sœur, tu veux dire… en anorak bleu et jupe marron ? Qui lit un livre sur Claude Monet ?
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Parce que j’ai cette denrée, fort rare à Monte-Carlo, tu l’admettras, juste sous les yeux…
— Où ?
— Au Café de Paris, devant le casino. Elle boit du whisky. »
7
Un enlèvement en terrasse au Café de Paris
Monaco, mercredi 22 juin 2011
Wandrille a raccroché.
Pénélope est sur les nerfs. Il va forcément rappeler.
À la terrasse s’alignent les vieilles habituées de Monte-Carlo, dont les croupiers connaissent les noms, quelques vedettes du sport ou de la téléréalité, qui sirotent des cocktails à toute heure, espérant l’arrivée des paparazzi, des petits chiens blancs en laisse.
Wandrille observe et écoute. Un homme en blouson de daim vient d’entrer, un de ces vieux beaux qui rôdent autour des Bentley devant les marches du casino. Il n’a pas l’air de chercher de conquête facile, même si on dit que la zone peut être giboyeuse pour ce genre de dragueurs fortunés. Le blouson avec le petit foulard et les mocassins à bride dorée, ça ne trompe pas, il ne lui manque que les lunettes de soleil du play-boy sur le retour. Sa Porsche doit être garée dans le secteur.
Ce qui est surprenant c’est l’enveloppe de kraft qu’il tient et l’aisance avec laquelle il s’installe à la table — située au fond, dans une zone de la terrasse moins exposée — où cette femme en pull gris avec une croix de bois autour du cou s’est installée : cheveux courts, lunettes, mine sévère de religieuse mécontente, sourire, pas le genre de femme qu’on aborde de cette manière. Ils ne semblent pas se connaître. Il dit son nom, que Wandrille n’entend pas, lui serre la main, et la discussion s’engage à voix basse.
De l’enveloppe, il sort une grande photo. Il la tient entre ses doigts, pour qu’elle la regarde de face. Wandrille peut voir, de loin. C’est une photo en noir et blanc, au centre de laquelle on distingue un carré bordé de blanc, avec des découpes sur les bords comme un petit gâteau : une copie scannée et agrandie d’une photo ancienne. Wandrille n’ose pas se pencher. Il y a un rectangle clair, au centre d’une grande pièce sombre, pas le temps d’en voir plus. L’homme a posé l’image sur la table. La religieuse enlève ses lunettes et approche ses yeux de la feuille.
Des bribes de conversation lui parviennent : « photo prise dans l’atelier », « authentique », et ces mots martelés, « il faudrait voir l’original », d’une voix féminine un peu chantante. Puis très distinctement, la voix de l’homme : « Il va falloir me suivre. »
Wandrille voit bien que la bonne sœur est rétive, elle cherche à gagner du temps, tergiverse. L’homme répète sa phrase, un ton plus bas, un ordre prononcé avec douceur. La violence se lit dans les regards. Cela ressemble à une attaque silencieuse et presque feutrée, dans un rayon de soleil à travers la verrière.
Elle ne veut pas se lever. L’homme, debout, lui a pris le bras. Elle lance des regards de côté.
Wandrille hésite à intervenir et se ravise : « Je me fais un film. Quand on a la force de commander un whisky en terrasse à Monte-Carlo avec une croix de religieuse autour du cou, on doit avoir le courage de hurler à l’aide quand on est en danger. Elle n’a pas non plus tout à fait le profil des victimes de la drogue du violeur… »
Elle a pris entre ses doigts le ticket de l’addition. Il a posé un billet sous le cendrier, mais elle regarde le papier comme si elle voulait écrire quelque chose. L’homme a déjà pris le livre qu’elle avait posé sur la table, il ramasse le petit cabas qu’elle avait posé devant sa chaise, il la force à se lever. Le papier vole jusqu’à terre. Nouveau regard effrayé de la femme, elle se lève, hausse un peu les épaules. La mine résignée, elle accepte de le suivre. Elle ne parle pas et lui non plus — comme si la conversation, entre eux, n’avait plus lieu d’être.
C’est ainsi qu’on enlève quelqu’un dans ce lieu si fréquenté, une des places au monde où il y a le plus de caméras de surveillance : avec brutalité, mais sans esclandre.
L’homme a fait ensuite un geste, menton levé, pour donner l’ordre à la pauvre femme de lui obéir, lui faire comprendre qu’elle n’a pas le choix. Il a lâché son bras, elle avance devant lui. Une seconde, elle se retourne, lance un regard vers le coin où se tient Wandrille. Les serveurs sont loin. Elle aurait pu crier à ce moment-là. Elle continue de se taire. Elle ne se met pas non plus à courir, il l’aurait rattrapée tout de suite. Dehors, il l’a empoignée à nouveau, il l’entraîne.
Wandrille, trois secondes plus tard, attrape sa veste, se lève pour les suivre, l’air dégagé. Il les voit, juste devant lui, gravir les marches qui conduisent au casino et à la Salle Garnier — cela ressemble un peu à l’architecture du Cercle, se dit-il, en regardant les dorures pour ne pas se faire remarquer. Il ne va pas les lâcher, la filature, c’est quand même autre chose que les reportages sur les roses trémières à l’île d’Aix.
Monaco, jeudi 23 juin 2011
« On va radiner sur tout.
— Vendons ta voiture.
— Larguer Vorace , jamais, je préfère divorcer. Papa est ministre pour la seconde et j’espère dernière fois, au Budget on l’appelait “le père la rigueur”, tout le monde sait qu’il a des goûts de luxe, avec ses montres Breguet qui font réveil et autres joujoux qu’il ferait mieux de me donner. On va avoir les journalistes aux trousses. Consigne : dépenser le moins possible, inviter tous les pauvres qu’on connaît, et le faire savoir.
— Des pauvres, ça tombe bien, j’ai toute ma famille ! On fait ça à Villefranche-de-Rouergue, chez papa et maman ?
— Oh non, quand même pas.
— Mais tu te souviens de la collégiale de Villefranche-de-Rouergue ? Si elle était en Toscane, on viendrait du bout du monde pour la voir !
— Tu le dis à chaque fois qu’on en parle… J’aimerais mieux Saint-Wandrille, l’abbaye a été sauvée par Georgette Leblanc, la sœur de Maurice, le père d’Arsène Lupin, c’est tout pour nous…
— Le gentleman-cambrioleur, tu trouves que c’est un beau symbole, ça, pour ton père ? »
Pénélope est arrivée par le premier avion du matin. Wandrille est allé la chercher à l’aéroport de Nice. Elle a fait des efforts : une nouvelle robe bleu pâle à petits pois blancs, taille bien prise, décolleté parfait, un collier de grosses perles de corail acheté en Italie, cheveux lâchés sur les épaules, lunettes de soleil. Wandrille s’est jeté dans ses bras, il l’a embrassée avant de dire, sourcil froncé : « Tu as changé de shampoing ? » Le mariage, ça va être ça. Ils ont éclaté de rire. La vie est belle à Monaco.
Les fiancés, dans la petite MG bleu marine que Wandrille aime plus que tout et qui met son compte à découvert un mois sur deux, bavardent sur la route, dans un esprit volontairement Grace Kelly-Cary Grant. La Main au collet est leur film fétiche, ils aiment en rejouer les meilleurs dialogues — cette fois, ils sont dans les décors originaux. Sauf que l’embouteillage est intense, les voitures collées les unes aux autres, et que la police arrête une Mercedes sur trois pour faire ouvrir les coffres : les préparatifs de la cérémonie…
C’est après que Wandrille a raconté à Pénélope sa course-poursuite avec sœur Marie-Jo, qu’elle a pris la décision de le rejoindre. Il sait ce qui la fait venir… Et Wandrille, heureux, a supporté avec calme l’embouteillage traditionnel de la route qui va à l’aéroport de Nice-Côte d’Azur.
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