— Les fleurs, à Giverny, monsieur le nouveau spécialiste de la haute jardinerie.
— Tu me prends pour un crétin, je t’adore. Mais les peintures ? Et on a volé quoi dans ton dîner panne de courant ? Qu’est-ce que tu hésitais à me raconter ? »
Pénélope poursuit. Wandrille la trouve irrésistible quand elle prend un ton un peu docte, lunettes d’écaille, petit collier de verre de Murano. Pour les touristes, bien voir l’œuvre de Monet est un jeu de piste : il faut aller au musée Marmottan, pour le premier chef-d’œuvre mythique, Impression , et aussi les délirants tableaux de la dernière période, c’est là qu’il y en a le plus, c’est normal, Monet les avait gardés — longtemps ces toiles furent mal aimées et peu vendables. Puis il faut se rendre au musée d’Orsay, pour les coquelicots et les plus belles cathédrales, avant d’aller se recueillir devant le cycle des Nymphéas , l’œuvre ultime, de l’autre côté de la Seine, à l’Orangerie des Tuileries. Enfin il est indispensable de passer au moins une journée à Giverny. À Giverny, la plupart des touristes croient que rien n’a changé, que Monet peut revenir d’un instant à l’autre, retrouver son fourneau, ses assiettes, se préparer un café… Il y a dix articles à faire sur Monet dans le magazine de Wandrille.
« C’est ça, continue à me prendre pour un nul. Donc, ce fameux soir, au milieu du dîner de vernissage…
— C’était absurde tu comprends, il y avait pour des millions en tableaux sur tous les murs. Personne ne s’est levé. On a entendu quelqu’un taper sur son verre avec un couteau, on a fait silence. C’était Antonin Dechaume. Il a parlé en riant du charme de ces vieilles demeures, et a demandé cinq minutes, le temps qu’il s’occupe de rétablir le courant. On ne le savait pas si bricoleur. Je me suis dit que peut-être on avait installé des fourneaux dans les parages pour ce dîner hors du commun. Tu imagines, on a servi des plats avec du beurre, du sel, du vinaigre, à deux pas des toiles les plus célèbres, personne ne fait ça ! Et l’installation électrique, le gaz, les mixers, les sorbetières ! Je n’ai pas du tout eu peur…
— C’est alors qu’on t’a mis un couteau sous la gorge ?
— J’aurais adoré. J’aurais riposté, mon fameux coup d’escarpin au centre du tibia, tu connais…
— Alors qu’est-il arrivé ?
— La lumière est revenue.
— C’est tout ? Tu me vois rassuré pour toi. Tu sais, les traiteurs sont des magiciens de nos jours : ils peuvent faire réchauffer, on ne tartine pas les petits-fours sur les murs, et les invités se tiennent bien. Si on t’écoutait, il n’y aurait plus de cocktails dans aucun ministère…
— Tu n’aimes que les cocktails et les réceptions. Si j’avais été conservatrice là, je me serais opposée à ce dîner au nom des principes sacrés de la conservation préventive, j’ai appris ça à l’École du patrimoine.
— Car il manquait bien sûr une des toiles, un très grand format impossible à déménager qui avait disparu en trente secondes…
— Je me suis dit qu’un fétichiste allait voler les lunettes de Claude Monet, dans leur vitrine, au centre de l’exposition. Elles étaient encore là. Le directeur, pardon, le président d’Orsay avait un air de triomphe paisible, style chez-nous-ça-n’arrive-pas. Je me suis tournée vers ma voisine. Elle avait disparu. J’ai cru qu’elle s’était levée, qu’elle allait revenir. À la table d’à côté, il manquait aussi une invitée, l’Américaine en Chanel qui avait parlé avec elle. Eh bien, elles ne sont revenues ni l’une ni l’autre… Je n’ai rien osé dire. J’ai discuté d’art avec Vernochet qui était mon voisin, il va venir à notre mariage, il a promis. J’ai attendu, j’ai demandé, personne n’avait l’air de s’inquiéter. Dechaume s’affairait, le départ des uns et des autres s’est fait en désordre, il était tard, tout le monde voulait rentrer. J’ai hésité à t’appeler, c’est stupide : ces deux femmes ont été enlevées au milieu du Tout-Paris, sous mes yeux.
— Elles en avaient peut-être assez de ce dîner ? Elles sont allées se faire des bisous dans le jardin, tu t’inquiètes pour pas grand-chose… Elle ressemblait à quoi ta voisine ?
— C’est le plus étrange. Ma voisine s’appelait sœur Marie-Jo, sans nom de famille sur le petit carton à côté des verres, une religieuse, la cinquantaine, très assurée, parlant beaucoup, en civil avec une croix en bois autour du cou… Elle vient d’un couvent à Paris, Picpus, je crois que c’est le cloître où Jean Valjean cache la malheureuse Cosette.
— Dans Le Père Goriot , je vois très bien.
— Et l’autre, l’Américaine, je suis allée voir aussi le petit carton qui restait : Carolyne Square.
— Pénélope ! Tu n’as pas lu Le Parisien ? Carolyne Square a été assassinée, et tu ne devines pas où : au Cercle !
— Quoi ? Quand ? J’ai cherché sur Internet, grosse fortune, fabrique de meubles en bois écologiques dans le Connecticut, même tranche d’âge, très sophistiquée, pas du tout le genre de ma bonne sœur. »
Wandrille raconte ce qu’il vient de lire. Comment l’Américaine disparue à Marmottan a été égorgée. Les questions se fracassent :
« Comment se connaissaient-elles ? J’ai cru comprendre qu’elles venaient de se rencontrer mais qu’elles avaient entendu parler l’une de l’autre… Que faisaient-elles à ce dîner Claude Monet ? Pourquoi se sont-elles volatilisées ? Mardi, j’ai eu un travail fou, j’aurais dû réagir plus vite…
— Tu imagines, Péné, qu’elles aient pu être enlevées ? On les aurait réquisitionnées pour faire la vaisselle ? Une dispute à propos d’un torchon, l’une massacre l’autre…
— Elles ont été enlevées, Wandrille. Toutes les deux. J’en suis sûre. Je n’ai pas osé donner l’alerte.
— Je t’arrête et t’explique. L’une des deux n’a pas été enlevée, puisqu’elle était le lendemain en train de bronzer, la malheureuse, avant d’être achevée au coupe-chou… Ensuite, au milieu d’un dîner, avec des convives assis serrés à de petites tables, comment veux-tu que des ravisseurs aient circulé ? Qu’elles n’aient pas crié ? Elles avaient décidé de se faire la malle, voilà tout. Elles avaient dû combiner ça au moment de l’apéritif, sous ton nez.
— Bonne déduction, j’admets.
— Il te faut donc savoir ce qui les liait, quel point commun avaient ces deux femmes, et pourquoi elles ont décidé de profiter d’un court-circuit pour débarrasser le plancher. Où sont-elles allées ? Si au moins un tableau avait disparu…
— Surtout, Wandrille, pourquoi ont-elles profité du moment où tout a disjoncté ?
— à moins qu’elles n’aient organisé cette coupure de courant…
— Une sorte d’évasion ? Mais qui peut bien retenir deux femmes prisonnières au musée Marmottan ? Il y avait des actrices, des sommités, des modasses… Elles étaient libres de s’en aller…
— Il va falloir que tu t’informes… Je te sentais désœuvrée ces derniers mois… Là, tu as un cadavre. »
La voix de Wandrille s’est étouffée. Pénélope, le regard dans le vague, a cru qu’il avait raccroché.
Il ne faut pas qu’elle oublie, avec toutes ces histoires tragiques, de raconter à Wandrille la visite de son ministre de père, il a mis une belle pagaille dans l’entrepôt, le saint des saints… Toutes les équipes ne parlent que de cette affaire. Il faut aussi qu’elle aille faire quelques courses. Elle n’a plus rien à se mettre. Les sœurs de Wandrille ont consenti à lui donner l’adresse de quelques dépôts-ventes élégants où elles vont échanger des sacs à main et des accessoires. Il faut qu’elle ait l’air plus parisienne. On lui a parlé aussi d’une adresse du XVI earrondissement, qu’on ne lui a pas encore donnée, où il y a un étage entier de robes de mariée en attente de recyclage, issues de dizaines de ruptures. Il va falloir y penser. Ne pas être ridicule, plaire à la famille de Wandrille, ne pas trop surprendre sa famille à elle, ceux qui vont venir de Villefranche-de-Rouergue. Quelle corvée, ce mariage en vue, comme si elle n’avait que ça à faire…
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