— Vous avez enquêté aussi sur le double meurtre des voisins Margotton, je pense ?
— Certes, mais sans rien définir de positif. Il semble probable que c’est le meurtrier de l’officier de marine qui les a assassinés en coursant le petit séminariste. Un beau jeune homme, soi-dit en passant. Nous nous sommes rendus au séminaire et avons trouvé dans la chambre de Jean-Baptiste Lhours la lettre dans laquelle son oncle s’adresse à lui pour réclamer son assistance à la prochaine pleine lune. La missive est celle d’un homme que la peur égare. Mais elle contient des accents assez pathétiques. On comprend que le directeur du séminaire lui ait accordé la permission de sortir. Hélas pour ce garçon !
Nous la bouclons pendant un lapsus de temps infini, dirait le Gros. Je trie tout ce bigntz, le range soigneusement dans mon esprit.
Comme s’il lisait dans mes pensées, « Tata Miborgne » déclare :
— On est toujours sans nouvelles de Bérurier.
Je vais pour lui refiler le prospectus que ma pauvre belle âme d’Interjection a piqué dans l’une des boîtes aux lettres de l’avenue, mais je me ravise in extremis. Non ! Chasse gardée. « L’Affaire Béru » m’appartient. J’en ai en tout cas l’usufruit.
— Si vous voulez bien me lâcher les baskets à présent, je suis épuisé, dis-je à mes collègues.
— Nous étions venus prendre votre déposition, objecte l’encaisseur de chibres.
— Une autre fois, mes amis, je suis au bord de la digue-digue.
Ils s’emportent à regret.
— Quand croyez-vous que nous pourrons repasser, monsieur le directeur ? demande Miborgne depuis l’entrée de ma piaule.
Je me retiens de lui dire qu’il patiente jusqu’à la Saint-Trou ; à quoi bon le vexer ? Je me laisse couler dans le plumard.
— Ils ne t’ont pas trop fatigué, mon grand ? demande la voix toujours inquiète de ma chère m’man.
Je la rassure :
— Tu sais, les cons, c’est comme le mal de mer, il suffit de mettre pied à terre pour que l’envie de gerber se dissipe…
Je manque m’endormir. Mais sous ma coupole c’est kif dans les églises, y a toujours une petite loupiote qui veille.
— M’man, mes fringues sont ici ?
— Tu ne vas pas t’enfuir à nouveau de cet hôpital !
— Je te jure que non. Fouille ma veste pour chercher une espèce de prospectus rose, s’il te plaît.
Elle s’empresse. Mes harnais, tu parles qu’elle les sait par cœur, depuis toujours qu’elle les bichonne. Plis impecs, teinturier à la moindre « bougnette » !
Félicie trouve le papier souhaité et me l’apporte.
— Veux-tu avoir la gentillesse de téléphoner au numéro qui figure là-dessus, my darling ? Si tu obtiens Alexandre-Benoît, dis-lui de passer me voir le plus rapidement possible, sinon, demande aux renseignements le nom de l’abonné.
Elle se retire, charmée. Pauvre chérie. Sa vie est totalement chancetiquée par les avatars corporels de son « grand ».
Je profite de son absence pour chialer sur la mort héroïque d’Interjection.
Elle a vieilli, m’man, depuis mon rodéo. Elle supporte mal mes misères, surtout physiques. Son « grand », elle le veut toujours clean , toujours Bayard de partout ! Mon état se programme dans sa chair. Je considère ses traits pâles et tirés, son regard enfoncé, cerné de bistre, qui reflète son angoisse, quoi qu’elle fasse pour me la cacher.
Je profère la seule chose qui puisse lui apporter quelque réconfort :
— Je me sens en pleine forme, aujourd’hui.
Elle radieusit instantanément.
— C’est vrai ?
— Ça doit se voir, non ?
Elle m’examine, mais je n’arbore pas encore la frime d’un top model masculin car sa joie s’éteint sous le souffle de l’inquiétude [7] Quel style extraordinaire ! H. de Balzac
.
— Tu as eu Béru ? changé-je-t-il de sujet.
— Non. Il y a un disque au numéro que tu m’as donné, disant que l’atelier Condœuf est fermé jusqu’au 18 août pour cause de vacances. J’ai su, par les renseignements, que le téléphone est celui de la carrosserie Condœuf Emile, rue du 14-Juillet, à Mégrepot, Yvelines.
Elle ajoute, me tendant un papier :
— Je te l’ai écrit.
Je lis sa note comme s’il pouvait s’en dégager des précisions supplémentaires.
— M’man, murmuré-je, ça te botterait que je te confie une nouvelle besogne, toujours en rapport avec le Gros ?
— Crois-tu que ce soit raisonnable de t’obstiner sur cette enquête dans l’état où tu te trouves ? N’a-t-elle pas été confiée à M. Miborgne ?
— Ce gros pédé est mon subordonné et ce qu’il maquille dans le service relève de mon autorité.
— Tu devrais remettre tout ça à plus tard et ne penser qu’à te soigner.
— Ma poule, fais ça pour moi. Va chez le carrossier Condœuf, frappe si c’est fermé, interroge les voisins, tu devrais fatalement obtenir des nouvelles de Bérurier !
Mes yeux sont pleins d’une telle détermination qu’elle n’insiste plus et s’en va.
Je décide d’en concasser pour tromper le temps et donner à la blessure celui de se cicatriser. Seulement, l’homme propose, et M. Blanc dispose. Il surgit auprès de moi sans que je l’eusse entendu entrer. Il est en chemise sable, à épaulettes et poches multiples, porte un futal crème et des mocassins ultra-souples.
— Alors ? me demande-t-il.
— Alors quoi ?
— Ça va ?
— Un charme ! Cette balle dans le poumon restera le meilleur souvenir de ma vie !
— Tu as l’air désabusé…
— C’est un genre que je me donne pour intéresser les infirmières. Putain, ce qu’elles sont tartes dans cette caserne !
Je hisse ma main à ses narines.
— Tiens, respire !
Il renifle, l’œil interrogateur.
— Ben quoi ? Tes doigts sentent l’eau de Cologne.
— Ils devraient sentir la chatte si les greluses du coin n’étaient pas blettes à chialer. En général, les milieux hospitaliers me portent aux sens, avec toutes ces sauterelles qui n’ont rien sous leur blouse, sinon une petite culotte quand elles sont prudes ! Ici, je me demande pourquoi ces dames ont des tronches de gardiennes de vespasiennes.
Je soupire. Il compatit.
— Tu vas te rattraper bientôt, promet-il.
— Pas tellement sûr : j’aime.
— Elle est belle ?
— Elle est morte.
Il est parfait. Pas de questions chiasseresses. Il a compris ma sincérité et respecte mes sentiments.
— Antoine, j’ai du nouveau à propos de Martin Lhours.
— Du véritable nouveau ?
— Complètement neuf, il n’a encore jamais servi.
— Vas-y !
— J’ai vu Mathias.
— Comment est-il ?
— Davantage roux parce que très pâle. Te rappelles-tu que, juste avant que ce salaud ne défouraille sur vous, il voulait t’apprendre quelque chose ?
Je remonte le mécanisme de ma mémoire, nous revois dans la maison du vieux.
— Oui, ça me revient. Alors ?
— Le Rouillé allait te révéler une découverte qu’il venait de faire.
— Je mouille ! Raconte !
— En cherchant des indices, il s’est aperçu qu’une latte du parquet située sous le lit était amovible.
Je coupe à travers champ, si vive est mon impatience :
— Et que recelait cette cachette ?
— Différents objets et documents qu’il n’a pas eu le temps d’étudier tant il avait hâte de te prévenir.
— Et qui sont où, présentement ?
— Où il les a trouvés.
— Le Rouque a-t-il remis les choses en place, avant de descendre ?
— Là est le problo, grand : il ne s’en souvient plus ! Mais qu’est-ce que tu fiches, Antoine ? s’écrie-t-il. Quoi ! Tu te lèves ? C’est de la folie furieuse ! Recouche-toi ou j’appelle les mochetés du service ! T’es complètement frappadingue, mec ! Tu vas finir par en crever, de cette affaire tordue ! Antoine, nom de fichtre ! sors de ce pantalon tout de suite ! Tu m’entends, tête à claques ?
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