La duègne de mes pensées revient rapidement. À sa roguerie s’est substituée une expression déférencielle. Nous gagnons le premier étage, qu’à Londres on appelle the first floor , et l’adjudante de service m’introduit (en aucun cas ce ne saurait être « à charge de revanche »).
Je te ci-joins un vaste bureau meublé d’acajou sombre.
Un étrange personnage boit du café à une petite table dite d’appoint. Un zigus âgé d’un demi-siècle, petit, trapu, avec des cheveux épais, mal teints en noir, dont les favoris révèlent qu’ils sont en réalité couleur queue de vache (en reality show , naturellement). Presque pas de menton, une peau de caïman, des yeux d’un bleu si clair que, dans l’ombre, on les croit entièrement blancs. Il est vêtu d’un costume prince-de-galles, cravate en tricot noir, pochette très épanouie, de couleur verte.
Il se dresse pour m’accueillir, sans grand enthousiasme. Me salue d’un vague hochement de tête, s’abstenant de me tendre la main, me désigne un canapé à quelques encablures de sa table.
— Pas très bien compris, mâchonne-t-il. Français et détective ?
— Directeur de la P.J. de Paris, confirmé-je.
— Oui, et alors ?
Pour un Anglais, on ne peut dire qu’il possède des manières de gentleman !
— Alors, que fait un détective, mister Flow ? Il enquête !
— Comprends pas !
— On parie que si ?
Je t’ai raconté ses gros sourcils ? Il devrait les teindre également, mais non, il les laisse à leur roussâterie.
Voilà qu’il se beurre délicatement un toast rond, le rompt en deux parties, tel un prêtre au moment de la communion et l’engloutit d’un seul gloupement. Sa mastication est celle d’un chien : vorace, donc brève. Ce gazier connaîtra des problèmes avec son estom’ avant lurette.
— Pressé ! grogne-t-il à travers sa déglutition. Dites ce que vous avez à dire.
— Maison d’Ostende, le parodié-je, cage à oiseau, petit gay à la Morgan, you see, signore ?
— Non !
— Voiture à vous, numéro tournant, jeune femme assassinée ! Ça ne vous revient toujours pas ?
Il ne répond rien, boit une gorgée de café et va presser un timbre situé sur son burlingue.
Je le contemple ; lui, non. Tu jurerais qu’il a occulté ma présence.
Sa dragonne à baffies réapparaît.
— Raccompagnez-le ! qu’il enjoint, le courtois, en me désignant avec un cigare sorti d’un coffret.
Je me lève, cinglé par l’affront.
— Je ne pense pas que vous choisissiez la meilleure méthode, lui jeté-je en gagnant la porte.
Furax d’être traité en puant, je précède la woman of bad-room et dévale l’escalier, aveuglé par la rage.
Juste comme je parviens au rez, tu sais quoi ?
Faut que je te raconte ça, c’est trop poilant : ma tronche éclate ! Je ne dispose que d’une fraction de seconde pour m’en rendre compte. Des trilles lointains d’oiseaux de paradis passent, zéphir sonore.
Retiens, la nuit ! qu’il égosille, le grand motard à pendeloques.
C’est inutile : la nuit, elle est bien là !
Pour un bon moment !
* * *
La bagnole roule.
Et tout en roulant, tangue.
Mais à ce point, c’est pas une voiture !
Des flammèches scintillent à l’intérieur de ma citrouille. Tiens, j’aime bien les citrouilles, d’abord c’est bon à claper, et puis c’est joli, de forme, de couleur. Je connais un artiste ami qui ne peint que ça. Des citrouilles, des courges, des potirons ! Il acharne. C’est féerique.
Ça remue de plus en plus. Parfois, ça s’accentue, et le véhicule bondit pour retomber à grandes claques ébranleuses.
« Connard ! » s’exclame mon subconscient, lequel ne me ménage pas. « On te mène en bateau, fils ! »
La voilà l’expliquance : un barlu !
À chaque instant, on en croise d’autres, et c’est ce qui nous fait tangoter plus ou moins fortement selon l’importance dudit. Certes, je distingue des ronflements de moteur, mais assourdis car j’ai la pensarde dans un sac.
« Seigneur ! élevé-je-t-il mon âme, dans quel tas de merde me suis-je encore fourré ! »
Car, vois-tu, les impulsifs de ma pire espèce sont souvent niqués par leur fougue. J’aurais dû, au lieu de foncer stupidement, prendre d’élémentaires précautions. Pour commencer, attendre le Black, lequel, précisément se mettait en quête du propriétaire de la tire des meurtriers. Mais non, cocorico, c’est moi ! Le coq gaulois de la basse-cour France. Fait aux pattes avec une facilité déconcertante. Un puceau, un idiot de village ! Bonjour Tout-le-Monde, ici San-Antonio, le « rosier » de la Rousse parisienne.
Poum ! un coup de goume sur la coquille. Un grand sac. La Tamise.
Chanson de ma grand-mère :
Sur les bords de la Tamise
Nous nous en irons tous les deux,
Goûter l’heure exquise
Du printemps qui grise…
Je ne pense pas que l’heure qui va suivre sera tellement exquise pour ma pomme. Lorsque, connaissant sa qualité de flic, un vilain le fait estourbir dans sa propre maison, c’est qu’il est fermement décidé à l’éliminer.
Avant de me sacquer, on m’a saucissonné.
Les bras le long du corps. J’ankylose [10] Note pour Jean Dutourd : « Oui, Jean, on doit dire “je m’ankylose” ; mais ça changerait quoi à ma carrière de saltimbanque ? » San-Antonio
.
Manière de gagner un peu d’aisance, dirait mon tailleur, je fais de formides efforts pour décoller mes mancherons.
Pas zaisé !
C’est surtout aux épaules qu’on a mis la sauce.
Je réfléchis. M’exhorte : « Antoine, mon biquet, va falloir t’en sortir. » Cette détermination m’agrée. Du bout des doigts, je caresse mon futal. Ma poche droite. Je sens un truc dur qui n’est pas mon sesque (comme dit Béru). Réfléchis. Identifie. Mon Opinel, le compagnon fidèle de tous les sujets de l’ancien Dauphin de France. Le couteau le plus simple et le plus résistant qu’on ait jamais inventé depuis l’âge de la pierre taillée.
Dès lors, une farouche résolution me bite : m’en emparer.
Yes, but how ?
De mes salsifis engourdis, je délimite son volume. Pas d’autre soluce que de trouer mon falzuche. Comment ? Avec l’ongle de mon pouce, dis-tu ?
T’en as de bonnes, bonhomme. Tu croives que ça se pratique commak, toi ?
J’essaie.
Tu sais à quoi je pense ?
Au moment où j’escrime, un gonzier me lit dans ses cagoinsses. C’est un endroit de rêve pour savourer un bon Sana. Les sphincters relaxes, l’urètre attendant son tour, l’homme en défécation m’apprécie en plein. Chier en me lisant fait partie des authentiques félicités de ce monde, lequel parcimone de ce côté-là !
Après un temps de grattouille menue, je réalise que mes ongles, coupés court, ne me sont pas d’une grande aide. Par contre, en saisissant l’étoffe entre le médius et l’index, je peux faire pivoter quelque peu la poche.
Je suis certain que t’as pigé. Je ne vais pas t’écrire un documentaire la-dessus. De trémoussements en tractions digitales, je parviens à orienter l’ouverture de la pocket et à y faire pénétrer ma pince de homard.
Ça y est : je touche le corps renflé du ya, le cueille.
T’as gagné « le » premier manche, gars, mais pas encore la guerre !
Comme ça que je m’adresse à moi.
Pas le style gnan-gnan, tu vois ? Homme sain dans un corps sain, préceptait le maréchal Pétrin. Maintenant, s’agit de sortir la lame. Reusement, ce vieux couteau je le connais comme mon zob. Deux décennies et mèche que je le virgule dans ma vague avec ma vaisselle de fouille, mon tire-gomme et mes clés. Il est souple et soumis, s’articule fastoche. Malgré mes ongles soignés, je glisse l’extrémité de l’un d’eux sous la pointe, dans la rainure.
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