Rowland m’observe du coin de l’œil.
— Vous vous sentez mal ? interroge-t-il.
— Assez, merci, dis-je. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que j’ai dû absorber pour rester sur le tas pendant des heures ! Une anesthésie pareille, ça secoue un bipède ! Et encore, ajouté-je, je n’ai bu qu’une gorgée…
Rowland acquiesce.
— Il serait intéressant de faire analyser ce qui reste de vin dans votre verre, l’avez-vous jeté ?
— Non…
Je vais à la table de la salle à manger et je trouve mon premier glass que j’avais remisé à l’extrémité de la nappe.
— Le voici.
L’inspecteur donne des instructions à son pierrot gourmand. La bonne enflure se met à la recherche d’une petite bouteille. Il trouve un huilier vide, va le rincer, et y verse mon restant de picrate à la noix.
— Bien, dit Rowland, allons jeter un coup d’œil à ces fameuses empreintes.
L’horizon s’éclaircit. De vagues rougeurs commencent à chanter l’hymne à la vie. Tout ça pour vous montrer en passant ma force poétique. Je suis un mec dans le genre de Baudelaire, moi, sauf que je ne suis pas capable de traduire Edgar Poe…
Et sauf aussi que je ne suis pas désespéré, même dans les cas graves. Mon œuvre, ça serait plutôt Les Fleurs du mâle ! Ces fleurs-là, j’en fais à toutes les souris qui veulent bien se faire inscrire sur mon livre d’or.
Qu’on se le dise !
Nous arrivons sur la plage. Les empreintes sont visibles comme si elles avaient été faites dans la neige.
Il y en a une série d’assez larges, laissées par des tatanes d’homme, et une autre, de beaucoup plus petites, produites par des chaussures de grognace. Cela se voit non seulement à la pointure, mais aussi au talon.
Bon Dieu, qu’est-ce qu’une poule est venue maquiller dans cette historiette ?
Les deux pas viennent de la mer. En bordure de la baille nous trouvons les traces produites par une embarcation. Un canot est venu laga, a déposé le couple, et s’est refait la paire…
Rowland dit à son bibendum de prendre un moulage des empreintes. C’est un mec méthodique, vous ne trouvez pas ? Et vachement organisé pour avoir du plâtre à moulage avec soi dans sa tire…
Nous aurions du feu à prendre sur le Yard, nous autres de la maison poulaga… Pour le turf c’est presque de la prestidigitation que nous faisons : rien dans les pognes, rien dans les vagues. Tout se tient derrière le cigare !
— Bien, dit Rowland, maintenant revenons à la maison et fouillons-la très sérieusement.
Je souris, because ce turbin-là je l’ai exécuté d’autor depuis un brin de temps. Néanmoins, comme je n’avais pas bien les châsses en face des orifices, je me dis qu’il ne coûte rien de recommencer.
Nous passons donc la cambuse au peigne fin, depuis la cave jusqu’au grenier, allant jusqu’à cogner contre les murs histoire de se rendre compte s’ils sonnent creux. Mais tout est O.K. Ce cottage, excepté son isolement, paraît honnête…
— Tout cela est bien mystérieux, n’est-ce pas ? fais-je à Rowland.
— Trop, dit-il…
C’est le père laconique, ce mec !
— C’est aussi mon impression, fais-je.
Il enlève son chapeau à petit bord et le tient à la main avec l’aisance d’Anthony Eden.
— Voyez-vous, reprend-il, d’ordinaire, une affaire est mystérieuse du fait qu’elle comporte des éléments a priori inexplicables. Là, non seulement il existe des éléments inexplicables, mais encore ces éléments se sont produits dans une atmosphère de mystère, je ne sais pas si je me fais bien comprendre.
— Admirablement !
— Au demeurant, poursuit-il, brusquement déclenché, la maison de Whitechapel est mystérieuse, ce cottage est mystérieux, le pavillon noir aussi…
— Les empreintes, ajouté-je.
Il secoue la tête.
— Non, là je ne partage pas votre point de vue. Les empreintes sont très explicables : elles ont été produites par un couple débarqué d’un canot. Ce qui est inexplicable c’est qu’elles disparaissent… Comment ce couple a-t-il quitté la maison ?
Je secoue la tête.
— Ah ! ça…
— Vous êtes bien certain qu’aucune voiture ne se trouvait ici ?
— Aucune !
— Alors ils seront partis à pied… C’est la seule explication valable… du moins pour l’instant !
Je sursaute…
— Même pas !
— Pourquoi ? demande Rowland d’un ton ennuyé.
— Voyons, le pavillon noir flottait avant que j’aille vous prévenir. Il ne flottait plus à mon retour, soit trois quarts d’heure plus tard, c’est donc que quelqu’un l’a ôté, nous sommes déjà d’accord sur ce point. Si ce quelqu’un était reparti à pied, je l’aurais forcément rencontré sur la route longeant la grève, or je n’ai croisé âme qui vive… Vous l’avez remarqué, la route serpente sur la lande, elle s’étale à perte de vue et n’offre aucun buisson, aucun rocher susceptible de servir de cachette…
— Exact…
— À moins que l’individu n’ait fui à travers la campagne…
— C’est envisageable…
Rowland se recoiffe d’un geste vif.
— Maintenant qu’il fait jour, montons jusqu’au mât…
Je le suis, tête basse. Un peu sonné par cette histoire, votre San-Antonio, mes pauvres chéris. Quand on se trouve en face d’une équation pareille il ne reste plus qu’à faire tourner un guéridon en convoquant l’ectoplasme de Pythagore…
Un sentier sinue dans l’herbe rase, pelée, pierreuse, depuis le derrière du cottage jusqu’à la falaise. Il l’escalade joyeusement. Vue de loin, elle paraît abrupte, cette falaise, pourtant une fois commencée la grimpette on s’aperçoit que ça n’est pas l’Everest.
Je m’époumone un peu, mais l’exercice c’est la sauvegarde de la ligne.
Rowland paraît se promener dans Piccadilly Circus. Il grimpe le sentier avec l’air de se promener. C’est pas un homme, c’est un mulet ! Chez les English c’est toujours commac : leurs sentiments ils les filent au fond de leur fouille avec leur tire-gomme par-dessus !
Nous débouchons enfin au sommet de la falaise. Là le vent souffle épais. Faut se cramponner aux brancards, les gars. Y aurait de quoi décorner la petite amie de Rubirosa.
En tout cas, ici, le jour est complètement sorti de sa coquille de nuages. Jolie image, non ? Quand je me mettrai à pondre de la haute littérature, y aura de la bagarre dans l’édition pour me publier, je vous l’annonce.
Nous sommes au pied du mât. C’est un vrai mât pour hisser un pavillon : il y a un système de cordes et de poulies et il est ripoliné soigneusement.
Dans l’herbe rase est étalé le drapeau noir que j’ai vu flotter naguère. Le mec qui l’a descendu l’a coincé sur le sol au moyen de quelques grosses pierres afin que le vent ne l’emporte pas.
Rowland suit le petit sentier qui part dans la lande, à travers les touffes de bruyère. Je lui file le train, courbé en deux. Ce qu’il cherche, y a pas besoin de sortir de Centrale pour le deviner : ce sont des traces. Il se dit, Rowland, avec sa petite cervelle de fourmi anémiée, que les mecs venus du large, puisqu’ils ne sont pas repartis par la mer et certainement pas non plus par la route, se sont taillés par laga. Dans un sens même ça expliquerait tout. Après avoir buté Elia, ils ont grimpé jusque-là pour ôter le pavillon. Puis ils m’ont vu sortir de la strasse, et alors ils ont compris que la retraite leur était coupée, du côté de la route. Qui sait s’ils n’avaient pas l’intention de s’enfuir avec la Frégate ?
On joue les Pluto le long du sentier. Au bout d’un instant nous avons la conviction qu’en effet, des mecs ont parcouru cette piste depuis peu de temps. Çà et là, en bordure du sentier, des touffes d’herbe sont écrasées. Nous continuons d’avancer sans piper mot. La distance grandit entre nous et la côte… On fait bien deux bornes ainsi, puis, brusquement, le sentier se jette sur une route de moyenne importance, mais fort carrossable. Je touche le bras de mon collègue.
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