Pas de doute, Elia est allée hisser ce pavillon. Un nouveau « pourquoi » s’ajoute à ma collection de questions.
Dans quel but agit-elle de la sorte ? S’agit-il d’un signal ? À qui, en ce cas, est-il destiné ?
Je rentre dans la maison afin de lui cacher ma curiosité. Elle entre, vive, rouge, sentant le vent et la mer.
Cette femme est une beauté. Je ne peux m’empêcher de l’admirer ouvertement.
— J’ai faim ! lance-t-elle presque joyeusement.
Elle se précipite à la table.
— Magnifique ! murmure-t-elle. Décidément, vous êtes un homme précieux.
Son regard est superbe d’impudeur. Je lui file en plein dedans des yeux éloquents, elle ne bronche pas.
— Très précieux, je murmure, et il y aura des crêpes flambées pour le dessert…
Elle s’assied.
— Pourquoi avez-vous mis la bouteille de vin par terre, près de la cheminée ?
— Pour essayer de la faire chambrer. Un bourgogne rouge ne peut pas se boire froid !
— Vive la France ! dit-elle gravement.
— Merci, dis-je.
Elle pique du bout de sa fourchette dans un pilon de poulet. Puis elle se ravise.
— Je n’ai pas envie de manger seule, mettez votre couvert en face du mien.
— Comme il vous plaira, madame…
Je vais à la cuisine chercher de la vaisselle. Lorsque je reviens, elle a empli deux verres de bourgogne.
— Buvons, murmure-t-elle.
Elle saisit un verre et le lève pour me le dédier. Je lui rends sa politesse.
— À votre santé, dit-elle. C’est bien ainsi que l’on dit chez vous ?
— Oui, madame… À votre beauté !
Nous buvons. Je fais la grimace.
— Ce vin n’est pas du vrai bourgogne ! m’exclamé-je. C’est votre conne de cuistode, je parie, qui l’a acheté ?
Elle ne relève pas la défaillance de mon langage.
— En effet.
Elle boit.
— Oui, il a un goût… Eh bien ! ouvrez l’autre bouteille.
J’obéis avec empressement parce que, voyez-vous, s’il y a une chose que j’ai horreur, c’est bien le mauvais pinard. En tirant sur le bouchon, je fais un vœu pour que celui-ci soit potable.
Il l’est.
Nous nous mettons à table sans plus tarder. Le repas est silencieux, car nous avons faim. Et puis le feu de bois est une présence douillette. Grâce à lui et au bourgogne, nous flottons dans une aimable torpeur.
À grand-peine je me lève pour aller chercher les crêpes.
Je les apporte comme si elles étaient en plomb. D’un geste vague j’y mets le feu après les avoir déposées au milieu de la table.
Je regarde les flammes bleues de l’alcool s’élever silencieusement. Au-delà de cette barrière de feu, j’aperçois le visage d’Elia, rosi par la chaleur. Dans ce visage, il y a deux yeux verts, à l’éclat intense, qui me fixent.
Je replie mon coude sur la table, ma tête tombe dessus.
— Excusez-moi, fais-je à grand-peine.
Et je me mets à ronfler.
CHAPITRE VI
La vie est bien compliquée
Je rêve à des tas de trucs ; à des drôles de trucs. Pas la peine de vous les raconter car vous me prendriez pour un lavedu de grande bourre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que dans mon rêve, il y a un géant qui brandit un drapeau noir, un Chinois qui fait des piqûres et une souris qui fait voir son dargeot à tout un chacun moyennant la modique somme de cinquante centimes.
Avec des rêves pareils, pas besoin d’acheter la clé des songes, le résultat de tout ce toutim c’est, au réveil, une formidable gueule de bois. J’ai l’impression que mon crâne vient d’héberger une escadrille d’avions qui n’a pu rejoindre sa base. Ça bourdonne dans ma calbombe comme dans une ruche un jour d’élection de reine. Mais en fait de ruche, c’est moi qui ai le bourdon !
Ma clapeuse est paralysée dans mon bec. Pour la décoller, il faudrait un chalumeau à acétylène !
J’ouvre la bouche et une nausée me tord les boyaux. L’escadrille d’avions cède la gâchouse à une armée de forgerons qui se mettent à cogner à tout berzingue contre mes tempes.
— Bon Dieu, me dis-je, j’ai pourtant pas lichetrogné !
Courbé en deux, je vais à la cuisine. La môme Elia n’est pas dans les parages. Je me file la tranche sous le robinet et les forgerons ralentissent un peu leur turbin. Ensuite je bois un grand coup de flotte plus un jus de citron. Ça va nettement mieux.
« Que t’est-il arrivé, hé, ballot ! » demande mon petit lutin.
« Ferme-la, je balbutie, ta voix me donne envie de dégueuler ! »
Il se marre et enchaîne :
« Tu t’es laissé fabriquer, mon grand. On t’a refilé une méchante dose de soporifique dans ton guindale, et tu te l’es farcie nature, comme un peigne-cul. Le mauvais goût du premier vin c’était ça. La môme Elia t’a servi comme un seigneur. Sans méfiance tu as avalé le paysage ; ça t’apprendra à te laisser chavirer par la première souris qui a une paire de nichons convenables. »
« Tu vas la boucler ! » je grogne.
Mon lutin se tait.
Je reviens dans la salle à manger. Il fait grand nuit. Le feu s’est éteint dans la cheminée. Une lampe électrique, posée sur le manteau de ladite cheminée, met dans la pièce une douce lueur verte.
Décidément je commence à revenir à moi !
La table n’est pas desservie. Il reste deux crêpes dans une assiette ; plus moi, ça en fait trois !
Je repère la première bouteille de bourgogne. Je la renifle, le pinard sent bon. Je domine mon écœurement et j’avale une gorgée de vin : il est impec.
Donc c’est bien celui qui se trouvait dans mon verre qui a été truqué. Maintenant, reste à savoir pour quelle raison la Filesco voulait me faire roupiller. « Pour être tranquille », suggère mon lutin. Je veux bien, mais en ce cas il lui était beaucoup plus facile de se débarrasser de ma pomme en m’envoyant en courses, à Londres par exemple puisque je suis à son service…
Je m’assieds dans un fauteuil afin de gamberger solidement. Je ne suis en Angleterre que depuis une trentaine d’heures mais ce qui s’est déjà passé au cours de ces trente plombes compte dans la vie d’un flic.
« Voyons, petit mec, fis-je, reprends ton raisonnement : Elia t’a drogué pour que tu n’assistes pas à quelque chose, or ce quelque chose m’a tout l’air d’être une entrevue secrète. Elle a préféré t’endormir au lieu de t’éloigner, pourquoi ? Eh bien ! il n’y a pas trente-neuf solutions ; si elle a agi ainsi c’est parce qu’elle se méfiait de toi. En t’éloignant, elle risquait que tu viennes rodailler dans le patelin pour l’espionner. »
Ce rendez-vous était terriblement important, il faut croire, pour qu’elle prenne un risque de cette nature.
J’évoque alors le pavillon noir qui, ce matin, flottait au sommet du mât. C’est elle qui l’avait hissé. Ce pavillon ne pouvait être vu que du large, donc il était destiné à quelqu’un se trouvant à bord d’un barlu… C’est ce quelqu’un qui a abordé clandestinement pendant que j’en écrasais.
Oui, je crois que ça se tient. Je suis dans le vrai. Maintenant reste à savoir si Elia s’est fait la paire ou bien si elle compte poursuivre malgré l’incident ses relations avec ma hure !
Je vais à la fenêtre. Dans l’ombre les chromes de la Frégate scintillent doucement ; donc elle n’est pas partie…
Je soulève le panneau de la fenêtre et une grosse bouffée d’air frais me gifle en même temps que la rumeur des flots emplit mes esgourdes.
Je respire voluptueusement le vent salé. Il contribue puissamment à ma remise en état.
Je glisse un coup de saveur à ma toquante ; elle annonce trois heures. J’ai ronflé un sacré bout de temps, y a pas d’erreur ! Comme anesthésie générale, ça se pose là ! J’aurais pu canner avec une dose pareille ! Ô ma douleur !
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