— Où allons-nous ? demandé-je à mon étrange « patronne ».
— Vous le verrez, fait-elle sèchement.
Je me renfrogne.
— Je vous demande ça parce que, sur ces putains de routes, la signalisation est nulle, enfin, si je me trompe…
— Vous ne vous tromperez pas. Roulez par Dartford, Rochester, Chatham, ensuite je vous donnerai les instructions.
Je roule donc. Pour me passer les nerfs, j’appuie nerveusement sur le champignon, sans souci de ce pauvre moteur en rodage.
Mais la môme Elia n’a pas peur de la vitesse ou bien elle a confiance en mes talents de conducteur. Elle continue de fumer sans se départir de son flegme.
Suivant ses indications, je traverse les localités qu’elle m’a annoncées. La circulation est difficile because l’encombrement et l’étroitesse des rues. Mais mon coup de volant est impec. En trois quarts d’heure, j’ai franchi les trente miles séparant Londres de Chatham.
Une rampe méchante me prouve que l’Angleterre n’est pas aussi plate qu’on se l’imagine chez nous.
— Au sommet de cette côte, vous tournerez à gauche ! m’avertit la Filesco.
— Parfaitement, madame.
J’arrive au sommet de la côte et j’aperçois la mer à gauche, grise dans une espèce de demi-brume. Une route étroite se présente, je l’emprunte sans l’ombre d’une hésitation. Elle se coule sinueuse, vers la côte entre deux haies bien taillées.
Nous arrivons dans un bled assez gentil appelé Gillingham. Le vent souffle fort par ici. Des vagues blanches arrivent en galopant du fond de l’horizon. Ça vaut le coup de saveur.
— Au poil, murmuré-je.
— Continuez encore après le village…
La route se détourne de la mer. Elle fonce dans une sorte de campagne triste et rocailleuse. Cela dure la valeur d’un petit mile puis c’est à nouveau la mer.
Des genêts sont couchés par le vent. L’endroit est totalement désert.
— Attention ! murmure la Filesco… Vous allez cette fois trouver un petit chemin à droite. On ne le voit que lorsqu’on est dessus !
Je manœuvre docilement.
— Là !
Elle me dirige avec l’autorité d’un commandant de barlu.
Je découvre le chemin dont elle parle ; en réalité c’est plutôt un sentier. Tout au bout se dresse un cottage de style assez sévère.
Je suppose que nous allons en visite. Faut être vicelard pour se faire construire une cabane dans ce patelin désolé, face à la mer du Nord.
Mais Elia a des aminches qui ont des idées bien particulières sur le home !
Je suis le sentier et je me range devant le cottage. Il est bouclé hermétiquement.
— Voici les clés ! dit la jeune femme. Ouvrez !
Donc la taule est à elle. Curieuse villégiature !
Je gravis le perron de quatre marches et j’ouvre la porte. Une vague odeur de renfermé, âcre et déprimante, s’installe dans mon naze.
Le cottage est meublé en bourgeois anglais. C’est du solide sans extravagance.
Elia pénètre dans la boîte à ma suite. Elle va ouvrir les portes des pièces, puis les fenêtres, afin d’aérer. Des toiles d’araignées pendent dans les coins sombres.
— Rentrez mes valises ! ordonne-t-elle. Puis donnez un coup de balai dans les pièces du bas.
Est-ce qu’elle me prend pour un valet de chambre ?
Je la regarde.
— Ne faites pas cette tête, nous allons camper ici quelques jours, il faut bien que chacun y mette du sien, non ?
J’ai un signe d’approbation ; de résignation plutôt, et je vais chercher les valoches. Si elle compte bivouaquer dans sa masure perdue, pourquoi n’a-t-elle pas amené ses bonnes ?
« Pourquoi surtout a-t-elle vidé la petite Gloria ? » Ce brutal renvoi me paraît bizarre… comme le reste. En tout cas, la mère Trois-Pommes — Katty — aurait été la bienvenue pour ce qui est des toiles d’araignées. L’araignée, ça doit la connaître, cette enflure !
Je promène un balai nostalgique dans la strass en me disant que le métier d’agent secret mène à tout à condition de ne pas en sortir. Si les collègues me voyaient, promu chevalier du plumeau, ils se fendraient drôlement la bouille !
Lorsque la maison a trouvé un petit air douillet de bon ton, j’essuie mon front superbement emperlé d’une sueur prolétarienne.
— C’est bien, me dit Elia.
Je me détranche. Elle est là, une fois de plus. Marrant comme elle sait surgir sans bruit ! Elle a troqué son tailleur de tweed contre une combinaison de velours rouge et un pull gris.
Un petit homme comme ça foutrait la perturbation dans vos mœurs, les mecs ; je vous l’annonce ! Le pantalon lui va bien à cette déesse. Il couvre ce qu’elle a de bien avec beaucoup de modestie.
— Vous êtes épatante ! ne puis-je m’empêcher d’affirmer.
Le compliment amène un éclat de satisfaction dans sa prunelle. Mais son visage se crispe.
— Merci pour cette appréciation flatteuse, mais à l’avenir gardez votre opinion pour vous.
Je souris doucement.
— Que puis-faire ? demandé-je, extrêmement régence.
— Du feu…
— À cette saison ?
— Je ne me fie pas au calendrier, mais au thermomètre. Allumez un feu de bûches dans la salle à manger, je crois que la cheminée est toute garnie. Autre chose. Vous savez cuisiner ?
— Très peu, mais néanmoins ce peu donnera des résultats plus probants que votre cuisinière de Londres.
— Vous trouverez des victuailles dans la valise jaune. Arrangez-moi quelque chose de gentil, lorsque ce sera prêt vous n’aurez qu’à actionner le klaxon de la voiture, je vais faire un petit tour…
Elle disparaît.
J’allume un bon feu, je cramponne la valise jaune et vais l’ouvrir sur la table de la cuisine. Elle contient un poulet froid, des œufs, du bacon, de la compote en boîte, deux bouteilles de vin.
J’inventorie les placards de l’office et je découvre un petit bidon d’huile de table et une bouteille de rhum entamée. Il y a aussi un sac de farine. Je goûte celle-ci, histoire de voir si elle est moisie, mais non, tout est O.K.
Alors je décide d’épater ma donzelle. Je biche un plat et je prépare une sauce à crêpes tout ce qu’il y a de soi-soi. Tandis qu’elle « lève » suivant les principes rigoureux de Félicie, je confectionne une mayonnaise et j’ai la stupeur de la voir « monter » illico ! Les potes, je crois que je viens de découvrir ma véritable voie. La jaffe c’est mon violon d’Ingres. Le jour où je plaquerai la maison pouleman, j’ouvrirai un petit estanco avec ma vieille ; on mettra à la portée de toutes les bourses le steak au poivre et le lapin moutarde. Et on prendra une petite bonne de la campagne pour faire la plonge et me masser la prostate. Ce sera la belle vie ; celle dont rêvent les barbiquets, les flics et les honnêtes gens !
Je dispose mon poultock sur un plat et je vais dresser un couvert dans la salle à morfille, où le feu de bûches craque allégrement. Une vraie vie de famille, mes enfants ! Il ne me reste plus qu’à cramponner une nana, à la conduire devant un maire et à lui plomber une douzaine de chiards afin d’assurer l’avenir avec les allocations.
Je mets le poulet bien en évidence sur la table ; la mayonnaise à côté de lui.
Ensuite je trotte faire mes crêpes. J’en réussis une demi-douzaine que je laisse au chaud après les avoir arrosées de sucre et de rhum. Il ne me restera plus qu’à les flamber le moment opportun.
Satisfait, je sors pour appeler la greluse. Elle n’est pas dans le secteur. J’appuie comme convenu sur mon avertisseur ; le vent disloque le mugissement caverneux.
Je regarde autour de moi. Soudain, je vois surgir la silhouette rouge d’Elia. Elle descend en cabriolant de la falaise. Mon regard remonte un peu et je découvre une sorte de mât planté sur un rocher. Ce mât, je l’ai vu en arrivant, sans y prêter autrement attention, mais où je tique c’est lorsque j’aperçois un pavillon noir flotter à son extrémité, alors que tout à l’heure il était nu.
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