Où vais-je bien planquer la carcasse de mon compagnon ? Pas à tortiller : y a que le marécage qui puisse fournir une sépulture sûre !
Alors en route !
* * *
Il me faut une bonne heure pour parvenir aux ajoncs fétides. Je claque des dents à force de fatigue dominée… Je choisis un endroit où les plantes aquatiques sont denses et je vais planquer le mort par en dessous. Ensuite je le maintiens plaqué à la vase au moyen de ses béquilles plantées dans le fond fangeux. Qu’il reste seulement quelques jours à l’abri des regards indiscrets, et je défie quiconque de parvenir à l’identifier. D’autant plus qu’avant de l’« inhumer » je lui ai chouravé ses faux papiers pour corser le mystère.
Je jette le talkie le plus loin possible et je me recueille un instant devant cette immense tombe bourbeuse, sur laquelle les roseaux remplacent les chrysanthèmes.
CHAPITRE XII
Dans lequel, malgré les dimensions de mes épaules,
je n’en mène pas large !
Du côté du poste routier, les allées et venues se font de plus en plus nombreuses. Ça tourne vite à l’effervescence. Le moment est venu de mettre les chaloupes à la mer, et de ne pas s’occuper des femmes et des enfants, croyez-le bien !
J’irais bien me planquer chez le tondu du bois, mais ce ne serait pas raisonnable. Ils ont dû découvrir la carcasse du fils et la môme Frida (dans les romans les gretchen s’appellent toutes commak) doit se dire que si je suis le champion toutes catégories du zizi-panpan, je cherre un peu dans les bégonias avec mes beaux-frères putatifs.
Non, le mieux c’est de tenter ma chance autre part.
Je rebrousse chemin et contourne la colline à la tour par l’autre côté.
Ce n’est plus un homme, c’est un fantôme qui marche ! Vous me demanderiez combien font deux et deux, je ne me donnerais même pas la peine de chercher une réponse approximative. Je suis écroulé de l’intérieur. Mon épuisement est tel que je suis devenu pratiquement insensible. Je me fous de tout ! Je marche parce que c’est une décision lointaine que j’ai prise avec force et à laquelle mes muscles continuent d’obéir.
Je ne pense plus à Larieux. Ou si j’y pense, c’est avec une souveraine indifférence. Après tout il est bien là où il est. Il n’avait qu’à aller vendre du nougat à Montélimar au lieu de faire un métier pareil !
Des bribes de rancœur traversent par moment mon cœur fatigué. Curieux, comme l’individu est mauvais. Il a toujours un peu de bile dans un coin de la bouche, et un peu de fiel dans l’autre. L’homme a besoin du mal. C’est pour lui une sorte d’organe essentiel. Peut-être qu’après tout c’est mieux ainsi. Peut-être que le mal n’est pas un mal ? Si nous étions parfaits, nous ne supporterions pas la précarité de notre condition ! Tandis qu’en étant pourris de mesquineries, les mocheries de l’existence sont moins apparentes. Nous sommes à leur mesure, en somme. Et puis, dites, entre nous et un kilo de haricots secs, ce qu’on pourrait se faire tartir si on était tous des saints ! Vous nous voyez jouer au jeu de grâce avec nos auréoles ? À votre sainteté, les gars !
Beaucoup d’appelés et peu d’élus, comme les troufions ! Voilà ce qui nous convient. Ça développe l’esprit de compétition ! Comme ça chacun veut édifier le voisin. À moi le rameau d’olivier. Si ça n’apporte pas la paix, ça donnera toujours quelques gouttes d’huile !
Les aurores commencent à vadrouiller au fond de l’horizon. J’avise un bouquet de noisetiers. Je sais qu’il me sera impossible d’aller plus loin. Sans chercher à lutter davantage, je m’y réfugie, et je m’abats dans les broussailles.
À peine à l’horizontale, je me mets à dormir.
* * *
Un bruit de branchages brisés me réveille. Avant toute chose, je reçois un rayon de soleil dans les vasistas. Puis j’aperçois des silhouettes qui grouillent dans la lumière.
Des voix allemandes me crient quelque chose. Toujours les deux mêmes syllabes :
— Chtète auf !
Oui, phonétiquement c’est à peu près ça. Je me dresse. C’est ce qu’on me demandait sans doute car les gars la bouclent.
De drôles de portraits, ces bons messieurs ! Ils sont une demi-douzaine, armés de mitraillettes. L’un d’eux tient un chien en laisse. C’est ce quadrupède à la manque qui m’a reniflé et les a conduits jusqu’à ma planque. Je suis fait aux pattes !
Vraiment c’est glandouillard de se laisser fabriquer ainsi. Décidément, le vent a changé de direction, ce matin il n’est pas en ma faveur.
Je songe aux ampoules que je trimbale et je me dis qu’il faut absolument les détruire. Comment m’y prendre ? Je lève les bras pour leur montrer que je n’ai pas l’intention de me rebiffer.
La boîte de bois est dans ma poche droite. Il faut que je trouve une astuce. Il le faut ! Il le faut ! Je ne dois pas laisser ces échantillons de mort dans leurs sales paluches !
Ils me collent un canon de sulfateuse à musique dans le râble et me gueulent d’avancer. Je ne pige pas le chleu, mais je comprends pourtant. Il y a des moyens d’expression internationaux.
Je fais un pas, deux pas… Puis je me prends intentionnellement le pied dans une motte de terre et je dégringole, les bras toujours levés. Je me laisse choir de tout mon poids sur la boîte. Je la sens craquer sous ma viande… Pour parachever le turbin, je feins une mauvaise reprise d’équilibre et je finis de l’écraser. Voilà, maintenant ils ont le bonjour. Ils peuvent faire de moi ce qu’ils voudront, le travail est terminé.
À coups de pied, ils m’invitent à me remettre droit. Ensuite c’est la marche jusqu’à une route où une voiture militaire est stationnée. On m’y fait grimper. Je suis coincé entre deux gros types qui puent la sueur. Sur la banquette, en face de moi, deux autres mectons me font vis-à-vis, avec le gaille entre eux deux ! Fumier de cabot ! Si au moins il avait eu un rhume de cerveau !
C’est à cause de son renifleur que je suis dans la mistouille !
Personne ne parle. Le bahut roule sur le mauvais chemin à une allure rapide. Le chauffeur se moque de ses amortisseurs comme de sa première choucroute. Personne ne moufte. C’est le grand silence vert-de-gris. Ils me regardent à peine, mais quand je croise les yeux de l’un d’eux, j’y lis autant de tendresse que dans ceux d’un loup affamé.
Ma sieste m’a un peu reposé. Heureusement, car le moment est venu de collationner mes idées et de les grouper dans le tiroir d’en haut ! S’agit de carburer au phosphore, mes petits agneaux !
Voilà comme l’enfant se présente : je suis coincé en flagrant délit d’attentat contre la sûreté de l’État allemand. J’ai bousillé une chiée de mecs, des installations d’une importance capitale ! Ce qui me vaudra la peine du même nom, soyez-en persuadé !
Ils ne me feront pas de cadeau. J’ai sur moi un matériel très insolite, deux passeports belges ultrabidons, et un revolver chargé.
Plus qu’il n’en faut, vous le comprenez bien malgré votre air comte et votre vue basse, pour avoir droit à un régime très particulier.
La guinde continue de valser sur le mauvais chemin pendant un certain temps, puis nous quittons les fondrières de cette voie rurale pour le macadam d’une nationale.
On approche d’une grande ville. Y a de la circulation. Je me sens un peu désemparé. J’ai horreur qu’on me réveille en sursaut, c’est congénital. Je vais être en renaud toute la matinée.
On traverse des faubourgs populeux. Puis on entre dans une sorte de vaste caserne où des tordus en treillis font la manœuvre…
La voiture traverse l’immense quadrilatère de bout en bout pour stopper devant une porte grillagée.
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