Larieux me regarde sans mot dire. C’est la première fois que je le vois d’aussi près. C’est curieux comme un visage se modifie suivant qu’on le regarde à dix mètres ou à dix centimètres… Considéré à bout portant, le sien est d’une grande noblesse. Il a des traits d’aristo ruiné, de grands yeux doux malgré leur fièvre…
— Tu parles d’un fumier de cabot, je soupire, pour rompre ce silence gênant. Il t’a amoché ?
— Non, pas trop… Il cherchait ma gorge… J’ai pu le contenir jusqu’à ton arrivée…
Puis il se tait encore et j’ai beau me creuser la pensarde, je n’arrive pas à accoucher d’une syllabe. Je pense que j’ai la crevée dans le ventre maintenant. Dans quelques heures j’irai dans le pays obscur où les héros rejoignent les lâches pour les aider à faire pousser le blé. Finie, la vie, la vie chaude de France, avec ma vieille Félicie attentive, avec mon Paris qui sent bon la femme et le printemps… Des tas d’images défilent dans ma tête… Je revois les marronniers tout neufs après leur taille de l’hiver… Je revois des filles, j’entends leurs rires, leurs soupirs… Je vois un demi de bière mousseuse sur un guéridon de marbre…
— San-Antonio…
La voix est timide. Je fronce le sourcil. Qui me parle ? Oh oui, c’est vrai : Larieux.
— San-Antonio, tu es le type le plus courageux qui ait jamais existé !
Je me relève.
— Penses-tu… T’as jamais entendu parler du baiser au lépreux !
Il me tend la main. Je considère un instant ces cinq doigts délicats, frémissant d’une calme ferveur.
— Serre-moi la main, mon ami, murmure-t-il. Je n’espérais plus pouvoir faire encore ce geste si beau et si machinal !
Je crois que jamais poignée de main n’aura été plus intense.
Ensuite je m’ébroue comme au sortir d’une douche.
— Cette fois, j’y vais… Garde le couteau, au cas où un autre chien viendrait te renifler de trop près !
Et je fonce en direction des marais !
Je parviens en bordure des joncs et là, je m’arrête pour sonder le silence. La nuit est fraîche et belle. J’entends rigoler les gars du poste, sur la droite. M’est avis qu’ils doivent être un peu partis. Nature, dans ce bled ils doivent se faire tartir comme des chefs ! Alors, fatalement, le soir, pour chasser les idées noires ils donnent un peu sur le chnaps. Je décèle même des gargouillements d’accordéon.
Dansez, mes bons messieurs…
Je m’aventure dans les plantes aquatiques. Sous mes targettes il se fait comme un bruit de succion. J’enfonce jusqu’aux chevilles dans de la merdouille. Pour retirer un pied, je prends appui sur l’autre, ce qui l’enfonce de dix bons centimètres. Ensuite il faut recommencer… Plus j’avance, plus la situation devient critique. Je réalise vite que si je persiste à vouloir passer par le marais, j’y laisserai ma sale carcasse faisandée ! Perdu pour perdu, je tiens à faire mon turf avant de canner !
Je me dépatouille donc du marais, et cela me prend près d’une heure…
Au ciel, de gros nuages escamotent la lune, de temps à autre… Si au moins il pouvait faire vraiment noir ! Notez que l’obscurité ne trompe que les hommes. Les clébards s’en battent l’œil. C’est eux que je redoute le plus. Ils galopent sans bruit et vous sautent sur le colbak au moment où vous ne vous y attendez pas. Une sale invention, vraiment. J’en ai toujours voulu aux hommes de mêler des bêtes à leurs sales combines.
J’avance en direction du poste, avec l’espoir que les gardes ne disposaient que d’un chien policier. C’est largement suffisant. D’autant plus que cette route est facile à garder…
En rampant, j’atteins les abords du poste. Dans le petit bâtiment flanquant la barrière, l’accordéon fait rage. Des voix teutonnes scandent un chant guerrier. Pourtant, service, service !
Dehors, j’aperçois un factionnaire dans une guérite de ciment. Il bâille comme le lion de la Metro et regrette visiblement de ne pas participer aux festivités.
J’étudie la situation d’un coup d’œil. Si je parviens à traverser la route, je pourrai peut-être passer en rampant entre la guérite du veilleur et le bâtiment servant de corps de garde.
C’est une chance à courir. C’est téméraire, mais quand on se sait fichu, plus rien n’a d’importance. Mieux vaut clamser d’une rafale de quetsches que d’étouffer misérablement pendant des heures !
Tapi dans le fossé, j’attends un nouveau passage de nuages entre la lune et moi. Jamais je n’ai découvert autant de vérité à l’expression c… comme la lune. Elle me paraît vraiment idiote, cette lune allemande, avec sa bouille toute ronde, un peu bouffée aux mites dans le mitan ! Elle est laiteuse, froide, insensible. Pas même ce petit air ironique qu’elle a en France.
Je bigle les nues avec impatience. Tout là-haut, un troupeau de nuages grisâtres marche mornement vers l’occident. Ils ne se pressent pas ; mais tout à coup, la lune semble comme aspirée par eux… Elle fonce dans le pacson et disparaît. Une zone obscure s’étale sur ce coin d’univers. Je fais fissa pour bondir de l’autre côté de la route. Une pierre roule sous mon pied, je me crois fichu, mais non, l’accordéoniste en met plein les éventails à libellules du factionnaire ; il ne m’a pas entendu.
Si un autre cador bivouaque dans les parages, il va me donner de ses nouvelles avant longtemps. Je regarde en loucedé par-dessus les herbes folles… Ça m’a l’air calme… J’annonce mon talkie-walkie dans mon dos, puis je me livre à des reptations savantes en direction de la zone dangereuse. Pourvu que le guetteur n’ait pas l’idée de se dégourdir les radis ! Pourvu qu’un de ses collègues n’éprouve pas le besoin d’aller arroser le talus !
Il vaut mieux ne pas démuseler son imagination dans ces cas-là !
La distance me séparant du point crucial diminue… J’arrive à proximité de la guitoune de la sentinelle. Celle-ci fredonne l’air bramé par les autres…
Un truc assez joli, ma foi, quand on aime le chant choral. C’est mâle, altier, tonitruant à souhait… Un truc à entonner en descendant les Champs-Élysées, quoi !
Je continue de ramper. Le bruit de la musique m’indique que j’ai passé le cap… Je fais corps avec le talus. J’y vais de bon cœur, vous pouvez me croire. Lorsque je m’estime suffisamment loin, je hasarde mon bol au-dessus du niveau de la strasse. La guérite blanche est à deux cents mètres derrière moi. Je rampe encore sur cent nouveaux mètres, puis, m’estimant happé par l’obscurité, je me relève et continue mon chemin à pas de loup… Bientôt se dessinent les murailles décrites par Larieux. Elles sont impossibles à escalader à cause des fils électrifiés… Vraiment ça pose un problème de prime abord insoluble !
Comment vais-je me farcir cette difficulté ?
Tout est calme. Des lumières brillent autour des bâtiments… Cet îlot dans le marais est cerné par des arbres aux fûts sûrement centenaires. Je décide de grimper au sommet de l’un d’eux pour regarder par-dessus le mur.
C’est un exercice que j’accomplis avec une rare maestria. En moins de temps qu’il n’en faut à un poulet pour vous filer une contredanse, me voilà dans les branchages… J’examine les lieux.
Il y a des lampadaires régulièrement espacés, et je vois des allées de ciment entre des bâtiments éteints, à l’exception du pavillon indiqué par Larieux comme étant la demeure des savants.
Il n’y a pas de pet : faut passer par la grande lourde. Et on ne doit pas la délourder sans que vous montriez patte blanche !
Seulement je ne parle pas une broque d’allemand. Il en a eu une idée, le Vieux, de me choisir pour cette mission ! Un vrai chopin !
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