Je mugis, dominant la vache.
— Halte !
Le rouquin lâche Larieux. Il se retourne, voit mon feu et lève les bras. Il connaît le processus, je n’en espérais pas tant.
Un long silence s’établit alors. Mon pauvre pote suffoque de douleur.
— Le salaud, grogna-t-il… Il m’a foutu un coup de savate sur le crâne… Heureusement, son pied a buté sur le bord du matelas, sans quoi je ne me réveillais plus.
Il se tait, réalisant l’aspect nouveau de la situation.
— Mais dis donc, San-Antonio, il…
Je fais un signe affirmatif.
— Oui… C’est moche… Va falloir le shlaguer, sans ça il repassera la pestouille à l’honorable société.
J’assiste alors à une scène inattendue et fort déprimante, la victime pleurant sur le sort de son agresseur.
De grosses larmes tombent sur la poitrine de Larieux.
— C’est terrible, gémit-il… Terrible… Moi je veux bien liquider un adversaire, mais pas dans de telles conditions ! Oh non, c’est toquard ! Le buter comme une bête malade, dis, c’est pas possible, San-Antonio…
— Que veux-tu faire d’autre !
— Je ne sais pas… Bien sûr, tu as raison… Et c’est ma faute ! Laisse-moi crever, San-Antonio, je t’en supplie. Je ne peux pas continuer à semer des cadavres le long de ma route…
— Ça n’est pas ta faute, mais celle des vachards que je viens interviewer… Ils me paieront tout ça, espère un peu !
Le rouquinos fait toujours les « petites marionnettes ». Il attend, comme seul un Allemand peut attendre… Il est courageux jusqu’au trognon… Il devine que sa peau ne tient plus qu’à un fil et pourtant il ne gémit pas… Peut-être croit-il que Larieux pleure de souffrance ? Il veut opposer sa dignité à nos faiblesses.
Il me vient une idée.
— Larieux, on va se servir de lui…
— Pourquoi fiche ?
— Pour te soigner… Fais-toi arranger ta guibole entre deux planches ; bien ligaturée… Puisque tu parles chleu, explique-lui, au frère !
— Oh ! tout de même, murmure Larieux !
— Ben quoi ! Faut profiter de l’occasion qui s’offre… Allez, au boulot !
Il se décide à expliquer au rouquin comment on confectionne une gouttière de fortune… L’autre pige très bien et se met au turf… En un tournemain il a saucissonné la flûte de Larieux.
— Tu verras, fais-je à celui-ci, ça ira mieux…
Il soupire.
— Mieux ! Comme si je pouvais espérer une guérison…
— Tu m’embêtes avec tes jérémiades. On doit tous y aller, hein ?
« Si ton heure est venue tu l’auras, ton petit jardin sur le bide ; en attendant tu respires, tu y vois clair, t’as chaud ! La lumière, la chaleur, ce sont des vérités du premier degré, mon petit pote, tu saisis ?
— Merci encore, San-Antonio. Tu trouves toujours les mots qui remontent le moral !
Comme l’autre a fini, je le regarde. Il se croit sorti de l’auberge, maintenant. Je préfère ça.
— Dis-lui qu’il me montre le chemin du village ! Je le farcirai loin d’ici…
Larieux traduit au gars… L’autre s’avance. Je me hâte de reculer, toujours soucieux de respecter la marge de sécurité. Il tourne le dos à la cambuse et emprunte un chemin creux qui descend vers la vallée.
— Si la frangine rapplique, dis-lui que son frère est allé au village avec moi !
— Entendu…
Le rouquin marche d’un pas presque militaire. Je suis obligé de forcer l’allure pour lui filer le train.
Nous parvenons à un tournant du chemin et il se trouve caché à ma vue. Je ne presse pas l’allure car j’ai peur qu’il se soit embusqué derrière le fourré et qu’il m’agresse. Non, vous ne voyez pas qu’il me saute sur le paletot ?
Seulement, lorsque je débouche du virage, je vois mon zèbre qui bombe comme l’animal du même nom… Il m’a foutu deux cents mètres dans la vue, le bougre… Si je ne parviens pas à le stopper il est chiche d’ameuter les populations !
Je prends ma respiration aussi fort que la capacité de mes soufflets le permet, et je pique le démarrage Mimoun…
Mais cette grande saucisse doit avoir un moteur deux temps dans les guiboles, car il continue à me semer du poivre… Alors je joue mon va-tout… Je stoppe et je le couche en joue… À cette distance ce serait miracle si je l’atteignais. Je presse ma gâchette une fois, deux fois… Il continue de fuir… J’arrête la pistolade pour continuer ma course… Et soudain, je vois le grand connard qui fait des embardées… Il titube, ralentit et s’écroule…
Qu’est-ce que ça signifie ?…
Je m’approche d’une allure circonspecte… Parvenu à vingt mètres du gars je stoppe… Il remue faiblement… J’aperçois une grande tache rouge dans le dos du garçon… Malgré la distance je l’ai fadé ! Il gratte le sol des ongles, et sa pauvre bouille d’asperge plongée dans du minium se soulève un peu. Je suis obligé de penser que je ne fais qu’abréger une agonie inévitable. Mon feu crache une praline. Il l’intercepte avec le bulbe et il rend sa pauvre âme à Dieu.
Je m’essuie le front. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, je suis moins fier de moi que le jour où j’ai décroché le certificat d’études primaires. Buter un grand puceau comme ça, c’est affolant lorsqu’on y songe ! J’en ai des frissons spasmodiques dans les charnières, mais quoi, je ne pouvais pas agir autrement…
L’endroit où il est tombé est voisin d’une mare… Je cramponne une longue latte de bois qui sert de barrière à un enclos et je m’en sers comme d’une canne à joute pour pousser ma victime à la flotte. Les grenouilles vont se farcir un drôle de clille !
C’est en continuant de faire bravo avec les genoux que je regagne la maison forestière. Je surprends la môme Prends-moi-toute en grande conversation avec mon pote. Elle a respecté la distance heureusement.
Je lui souris.
— Et mon frère ? demande la douce enfant aux seins d’al-bâtre.
— Je l’ai envoyé au village pour me porter un message. Il doit attendre la réponse et ne rentrera que demain matin, ne vous tourmentez pas !
Ces vannes pour avoir le champ libre dans les heures à venir.
Le soir descend par l’échelle d’incendie. Toute la nature subit les derniers feux du couchant. La campagne vallonnée chante allègrement son hymne au soleil Embrasse-moi avant de partir !…
Je conseille à la bergère d’aller sustenter sa vache, laquelle continue de rouscailler lamentablement. Lorsqu’elle a tourné ses jolis mollets, Larieux m’interroge du regard.
— C’est fait, murmuré-je… Maintenant je dois passer à un autre genre d’exercice…
— Lequel ?
— Dis, on n’est pas venu laga pour effeuiller des marguerites, bonhomme ! Comme le dit l’ami Bérurier, « faudrait voir à voir ».
— Tu comptes aller là-bas ce soir ?
— Et comment. C’est pas que je m’ennuie chez le garde, mais je crois sincerly que plus vite on mettra le grand développement, mieux ça vaudra pour tout le monde…
— Eh bien, partons !
Je tique.
— V’là un pluriel qui me paraît singulier, toujours comme dirait Béru ; j’y vais seul, Larieux… Avec ta flûte cassée, tu n’as pas la prétention d’entreprendre une équipée pareille !
— Je connais les lieux…
— Je sais ; aussi tu vas me les décrire en détail…
Il réfléchit.
— San-Antonio, il faut coûte que coûte que je m’approche du labo, lorsque tu seras dans la place, tu auras peut-être besoin de tuyaux… Nous devons donc communiquer… Or, d’ici, la distance est trop grande pour nos appareils… Je vais filer avec toi jusqu’au marécage… Je trouverai un petit coin où me planquer pendant que tu agiras…
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