Mon entrée suscite la stupeur de ces braves enfants. Ils me regardent comme si j’étais le fantôme de Bismarck en caleçon de bain. Je leur souris.
— Personne ne parle français dans la boîte ? m’informé-je à tout hasard…
— Si, moi, un petit peu, répond la fille, avec un accent qui me colle des envies de choucroute garnie.
— Pas possible !
— Si. Je ai servi comme bonne à tout faire dans un famille français à Constance…
Je suis ravi.
— Mon enfant, c’est le Ciel qui vous place sur mon chemin !
— Was ?
— Je dis que je suis content.
— Vous êtes Français ?
— Nein : Belge…
Elle a un petit hochement de tête signifiant : « C’est la même chose. »
Je lui déballe la vanne des bons mecs emmenant un malade à Moscou pour le soigner. Elle coupe dedans. Ensuite elle me demande où est tombé notre avion. Je lui réponds que je l’ignore mais qu’il ne devrait pas être bien loin. Là-dessus j’ajoute que j’aimerais croquer quelque chose et, pour lui prouver que je ne fais pas un coup de manave, j’exhibe mon matelas de fafiots.
À la vue des reichsmarks ils ont tous les trois le regard qui fait tilt. Je détache un ticket de la liasse et le dépose sur la table.
— Manger, miam-miam ! fais-je…
Elle hoche la tête, regarde son vieux qui approuve, et s’annonce avec une assiette de charcutaille qui me ferait fondre en larmes. Je coupe une tranche de lard large comme l’avenue des Champs-Élysées et je mords dedans à pleines ratiches. C’est la grosse attraction pour eux. Ils assistent au petit déjeuner du bonhomme avec un tel intérêt que je me crois sur la scène de Bobino, en train d’exécuter le quintuple saut périlleux, les yeux bandés, avec rétablissement sur l’auriculaire gauche.
Ensuite je dis à la fille que j’aimerais emprunter le chariot pour aller récupérer mon pote… Elle en cause à son vieux. Il n’a pas l’air très chaud, Cadoricin ! Pour se décider, j’emploie ma formule magique. Un billet de dix marks en prononçant les paroles sacramentelles, et le voilà qui dit oui comme si c’était des messieurs de la Gestapo qui sollicitent son assentiment.
Je m’empare d’une longue corde à foin, je l’attache au timon du véhicule et je demande aux deux autres hommes, par l’intermédiaire de ma rondelette interprète, de m’aider…
— Vous seriez très gentille de porter un matelas et une couverture dans la grange, dis-je à la gretchen.
— Pourquoi la grange ? Nous avons une chambre.
— Il est malade… contagieux… Il ne faut pas l’approcher…
Elle promet de préparer ce que je lui demande et nous partons.
Larieux gît dans l’herbe. Il dort, assommé par le calmant que je lui ai fait prendre. Je suis obligé de bramer pendant un bout de temps avant de l’éveiller. Enfin il se dresse sur un coude et hurle de douleur.
— Ça te fait mal ?
— Oui, terriblement, la douleur se réveille…
— Prends un troisième comprimé. On va faire descendre ce chariot à ta hauteur. Débrouille-toi pour y grimper ! Ensuite on t’emmènera dans un petit coin tranquille où tu pourras en écraser…
La manœuvre est duraille, mais on arrive tout de même à livrer la voiture au malade. Il y prend place.
— Tu guideras en actionnant la roue avant !
— Oui… Mais fais vite, je suis faible comme une limace !
Pour faire vite, on fait vite ! Ce diable de rouquin a une force de bulldozer. Il traîne le chariot à une vitesse qui ferait rêver Gordini. Le pré est en pente et je redoute que le véhicule ne prenne de la vitesse et dépasse celui qui le tracte.
— Molo ! crié-je au fils de la pierre-ponce ! Molo, Fritz…
Heureusement, Larieux freine, avec une de ses béquilles.
Nous arrivons dans la cour de la ferme et le convoi s’arrête devant la grange où la fille a dressé un matelas…
— Descends et couche-toi, dis-je à Larieux. Je vais te lancer de quoi bouffer…
— Si tu crois que j’ai faim !
— Il faut te soutenir… Force pas sur les cachetons, tu deviendrais zinzin !
— J’ai soif !
— T’auras à boire aussi. Tiens, chope ce bout de corde et attache-le à ce manche de fourche…
Je pourrai y passer l’anse d’un panier et le faire glisser jusqu’à toi, gi ?
— Entendu. Je te donne bien du mal, hein, San-Antonio ?
— Écrase !
Je retourne à la cuisine préparer des provisions pour le blessé. Il a droit à un chouïa colis familial. Du genre « l’occase de Noël ». Lard, pain, biscuit… Une bouteille de bière, quelques cerises… Je lui téléphone le tout.
— Régale-toi, gars, et ensuite essaie de te reposer… Je vais étudier un plan d’action. Dès que j’aurai mis un truc pas trop merdeux au point, je te téléphonerai, t’as toujours ton talkie-walkie ?
— Bien sûr !
— O.K…
Comme je rentre dans la strasse, j’avise la pierre à huile qui endosse sa vestouze des dimanches et qui cache son pain de sucre sous un bada de feutre orné d’une petit plume.
— Où va-t-il ? je demande à la fille, mordu par une brusque inquiétude…
— Prévenir les autorités…
— Rien ne presse… Dites-lui qu’il ira plus tard…
Elle traduit à son dabe. Il fait la grimace d’usage pour exprimer la plus énergique des réprobations actuellement en usage dans l’Allemagne de l’Est.
Suit un long baratin furax. La fille traduit.
— Mon père dit qu’il trouve votre présence suspecte. Il dit aussi que vous êtes armé !
Je sors mon flingue.
— C’est vrai. Alors qu’il pose son bitos de mousquetaire sinon je m’arrangerai pour qu’il ne soit jamais sexagénaire !
Elle comprend l’essentiel de ma diatribe. Le vieux ne moufte pas…
Il hausse les épaules et va à la cheminée. Il se laisse tomber dans un fauteuil de bois. Bath ! Le voilà raisonnable…
Je rengaine mon compliment. À peine ai-je achevé mon geste que le grand rouquin idiot — pas tellement idiot du reste — se jette sur moi et me fait un superbe plaquage aux tiges. Si ce gnaf n’a pas fait de rugby, il a au moins assisté à un match France-Écosse à la télé.
J’y vais de mon voyage. Comme je me redresse, voilà le toquard qui se radine avec sa hache. L’acier de la cognée luit dans le soleil. Il lève le redoutable instrument. Sa fille brame :
— Nein ! Nein !
Et se précipite sur sa pomme. Heureusement, car dans la position où je me trouvais, j’étais certain d’étouffer le tranchant de la hache en pleine bouille. Du coup j’allais larguer cent pour cent de mon sex-à-poil !
L’air de la lourde lame me siffle dans les étagères à mégots. La hache se plante dans le parquet à dix centimètres de ma joue. Drôle de caresse ! Sans perdre une seconde, je saute sur mes nougats et je plonge, bille en tête, dans le baquet du chauve. Son durillon de comptoir en prend un vieux coup. Il culbute par-dessus une chaise et étale ces deux cents livres de denrée périssable sur le plancher.
Je m’occupe alors du rouquin. Ce zouave-là ne me revient pas. J’aime les gars qui ont l’air truffe à condition qu’ils soient gentils. Or, l’initiative qu’il s’est permise à mon encontre ne l’est pas.
Comme il me charge, je lui téléphone un coup de genou dans l’escarcelle et le v’là qui se cramponne le gros zygomatique en hurlant en chleu parce que c’est sa langue maternelle et qu’il n’en connaît pas d’autres. Du reste, l’allemand est fait pour être gueulé, comme l’italien est fait pour être chanté. Pendant qu’il se masse la prostate je lui mets une mandale dans le pif et son naze joue presto les fontaines Wallace. Le raisin qui en coule est presque aussi rouge que ses tifs.
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