— Oui.
— Ne t’affole pas. Simplement, lorsque tu te sentiras dégagé, cramponne-toi aux branches, vu ?
— Vas-y !
Je replie mon coude gauche à la hauteur de ma figure, j’appuie le canon du composteur sur ma manche et je vise soigneusement la première corde. Pour presser la gâchette, on ne doit jamais avoir un mouvement de l’index, souvenez-vous-en ! Il faut que votre doigt se dilate sur la gâchette et que le coup parte sans que vous le décidiez vraiment.
Le pétard me saute dans la main. Je bigle et j’aperçois la corde sectionnée. Je recommence une fois, deux fois… À chaque coup de feu un lien est tranché… Je vous le dis, comparé à moi, Buffalo Bill n’est qu’un pauvre manche ! Je touche la quatrième sans la couper toutefois et je dois remettre ça ! Il ne reste plus que deux ficelles… En deux coups de seringue c’est râpé !
Larieux pousse un cri. Il n’a pas eu le temps de ramener ses bras devant lui, sans doute parce qu’ils étaient engourdis par ces heures d’immobilité. Il ne peut enrayer sa chute et le voilà qui dégringole à travers les branches, comme un sac de sable.
J’entends un grand plouf, puis plus rien…
En quatrième vitesse je déhote de mon perchoir… J’ai un tracsir monumental qu’il se soit tué.
En touchant terre je crie :
— Larieux !
Il gémit.
— Oui, je suis là…
Je regarde à distance et je le vois assis sur le sol avec la jambe gauche à l’équerre. La position de sa guitare me fait comprendre qu’il a la cuisse brisée. C’est plutôt moche !
Il souffre comme un damné. Il est vert et il serre les chailles pour ne pas hurler de douleur. Si je m’écoutais, je chialerais de rage. Rendez-vous compte, les gars, que je ne peux rien pour lui…
— J’ai la jambe brisée, hoquette-t-il… Ah ! ce que j’ai mal, San-Antonio… Qu’ai-je fait au Ciel pour mériter tant de malheurs !
Je sors mon flacon de scotch et je le lui lance adroitement.
— Commence par vider ça… On va aviser…
Il m’obéit et l’alcool paraît lui redonner un peu de couleur.
Moi je tire mon ya de ma fouille et je me mets à couper deux grandes branches fourchues. Je les élague, les taille… Et je finis par obtenir deux béquilles très rudimentaires.
— Attention, je te les lance !
Il se pare le visage avec les bras et je parviens à jeter les béquilles à côté de lui.
— Je pense que tu pourras marcher avec ça, en serrant fort les dents, non ?
— Je ne peux pas me mettre debout, San-Antonio…
— Attends, je vais t’aider…
Je déroule le filin de Nylon que j’ai eu la précaution d’emporter. Il mesure une vingtaine de mètres. J’attache à l’une des extrémités un bout de bois auquel il pourra se cramponner et je le lui lance aussi adroitement que les béquilles.
— Bon, maintenant plante tes béquilles en terre pour pouvoir les saisir facilement une fois debout !
Il obéit en grimaçant… Ses dents s’entrechoquent à une cadence accélérée. Je les entends à vingt mètres…
— Tu vas saisir le manche de bois, je tire, tu dois parvenir à te mettre droit !
Je mets tant de conviction dans mes paroles que ça le subjugue. En gémissant, il se dresse. Sa pauvre flûte pendouille à son côté comme un fourreau d’épée.
— Mets-toi les béquilles sous les aisselles, gars… Et tâche d’avancer…
Il fait de louables efforts pour m’obéir. Il lance son pied valide en avant, puis essaie de ramener ses bouts de bois, mais il perd l’équilibre et il s’étalerait sans la présence opportune d’un arbre auquel il parvient à s’acagnarder…
— Je ne peux pas, San-Antonio… Je ne peux pas ! Ah ! c’en est trop ! Tire-moi une balle dans la tête et fous le camp !
Des larmes ruissellent sur sa pauvre gueule ravagée. J’en ai la poitrine serrée et les mots se coincent dans ma gorge.
— Tu ne peux pas parce que tu souffres… Je vais te refiler des cachets pour te doper. J’ai pensé à tout, tu vois…
Je lui lance la boîte carrée dont je me suis muni et qui contient un doping terrible.
— Prends-en deux et remise les autres…
Il est docile, le pauvre Larieux… Il fait ce que je lui dis et attend contre son arbre moussu. La forêt est tout à fait éveillée maintenant. Les zizes font un ramdam de tous les diables… Des pastilles de soleil éclaboussent le sol couvert de mousse.
— San-Antonio, balbutie mon camarade, jamais on ne pourra réduire cette fracture ! Jamais, tu m’entends !
— Mais si, quand on t’aura guéri…
— Guérir ! Tu en as de bonnes. Qui te dit qu’ils ont un remède contre leur charognerie !
— La logique !
— C’est pas avec de la logique que je m’en sortirai…
La situation est désespérée… Nous voici condamnés à l’immobilisme. Oui, c’est ultramoche… Moi qui parlais de miracles, tout à l’heure, je ne moufte plus ! Songez que nous sommes bloqués dans ce bois d’Allemagne orientale, sans secours et sans la possibilité de pouvoir en demander.
— Ça va mieux ?
— Oui, d’un seul coup, je n’ai plus mal !
— Alors marche ! Il le faut, Larieux ! Tu le sais ! Marche !
— C’est ce qu’on a dit à Lazare !
— Et il a marché, mec ! Tu ne vas pas te laisser damer le pion par un gars qu’était même pas Français !
Il essaie un piètre sourire… Puis il plante courageusement ses béquilles dans le sol et se met à sautiller. Il parcourt un mètre, puis deux…
— Tu vois que tu peux !
— Oui, ça ira…
— Bon… Je vais te lancer la carte de la région avec notre position cochée au crayon rouge… Repère la route du laboratoire et donne-moi les indications !
Je place un caillou dans la carte et je la lui balance.
Il déploie la feuille coloriée et l’étudie attentivement. J’ai une confiance aveugle dans son jugement. N’oubliez pas, bande d’endoffés du paletot, que cet homme est un drôle de crack dans le job. J’ai tendance — et pour cause — à ne considérer que son côté porte-mort, mais je ne dois pas oublier qu’il compte parmi les meilleurs agents secrets du Vieux.
Un assez long moment s’écoule…
— Bon, attaque-t-il… D’après mes calculs, nous nous trouvons à cinq ou six kilomètres du laboratoire… Pour y aller, nous allons couper franchement sur l’est… Il doit y avoir une colline dominée par une tour en ruine à l’horizon… On passe à proximité… Ensuite s’étend une zone marécageuse traversée par une route assez étroite… Cette route est coupée d’une barrière semblable à celle d’un poste-frontière. Il y a un poste de garde près de la barrière… Pour aller au laboratoire on doit passer devant… Sinon il faut se farcir le marécage et c’est très risqué !
— Comment y es-tu allé la première fois ?
— Je m’étais déguisé en soldat… Je parle l’allemand sans accent et, de nuit, ça n’a pas été difficile… Seulement aujourd’hui…
Je me gratte le crâne.
— Nous aviserons sur place ; ensuite ?
— Ensuite on longe la route en question sur cinq cents mètres et on arrive sur un îlot de béton où est construit le labo…
Des murs de deux mètres l’encerclent… Sur les murs il y a une verrière électrifiée…
— Toujours la même question, comment as-tu pratiqué ?
— Je suis entré par la grand-porte, à la faveur de mon déguisement et muni d’un laissez-passer tout ce qu’il y a d’authentique…
— Le Vieux m’a dit que tu avais cassé l’ampoule en sautant le mur !
— Pas le mur : la fenêtre d’une salle d’expérience ; quelqu’un arrivait, ç’a été moins une…
Je gamberge un grand coup, comme on avale une rasade de gnole pour se donner du cran.
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