Il considère son assiette de ses yeux béants.
On fait comme lui.
Illico, Pinaud émet un vilain hoquet tandis que je sens mon estomac affluer à ma gorge.
Ce qu’il y a dans l’assiette, ce ne sont pas des tripes découpées en morceaux, mais une main…
Une très jolie main d’homme !
Je ferme les yeux, pensant être victime d’une hallucinante hallucination. Mais quand je les rouvre, la paluche est toujours là… Blême, un peu fripée.
— Qu’est-ce que t’attends pour déguster ? fais-je à la Grosse-Globule.
C’est le signal, le sauve-qui-peut… On se bouscule tous vers la sortie pour aller accrocher les wagons.
Au cours de ma putain de carrière, j’ai eu maintes fois l’occase de voir des débris humains, mais j’avoue que c’est la première fois qu’il m’est donné d’en voir « en conserve ».
Lorsqu’on a surmonté notre malaise, on se bigle tous les trois avec des yeux de poiscailles avariés.
— C’est impensable, déclare Pinaud.
J’admire son sens du raccourci (comme dirait le remplaçant de Deibler). Il vient de résumer magistralement la situation. Effectivement, c’est impensable…
Le Gros va récupérer l’ouvre-boîte et nous filons au garage. Mon valeureux compagnon me tend l’ustensile.
— Tiens, fait-il, moi je m’en sens pas la force…
Je montre un enthousiasme modéré.
— Non, c’est à Pinuche, décidé-je, il a une gueule de nécrophage.
Le vieux daim bredouille des protestations, mais s’empare néanmoins de l’appareil.
Il choisit la plus grosse des boîtes, du type cinq kilos. D’après l’étiquette, elle prétend contenir des haricots. Mais lorsque le père Pinuche la scalpe, nous trouvons dedans une cuisse humaine. Mince de jambonneaux, les potes ! P’t-être que Réveillon grattait pour l’exportation, ces boîtes devaient représenter le contingent cannibale, allez savoir ?
— Qui crois-tu que c’est ? questionne Béru.
Je me suis déjà posé la question in petto (car je parle couramment latin).
— Je suis prêt à te parier un louis contre un napoléon qu’il s’agit de Réveillon, en chair et en os !
Nous renonçons à ouvrir les autres boîtes. D’après leur nombre, il est aisé de conclure qu’elles recèlent un cadavre complet. C’est le nouveau jeu de puzzle très à la mode, mesdèmes ! Le Meccano-mec ! Une merveille, comprenez-vous ? Sans tournevis, sans colle forte, vous avez là un divertissement passionnant. C’est la joie des enfants, la tranquillité des parents. Une création de la maison Réveillon ! Envoi gratuit du catalogue sur demande. Voyez nos séries complètes… Nous faisons le gendarme, le garde champêtre, le maître d’école, le percepteur, le coureur cycliste ! Les boîtes d’emballage ne sont pas consignées !
— À quoi tu penses ? murmure Béru.
Pinaud ôte son chapeau et s’incline devant les boîtes. Il vient seulement de réaliser qu’il se trouve devant une tombe. La plus extraordinaire de toutes. Une tombe sans croix. Une tombe multiple…
— Alors, ronchonne le gros, qu’est-ce qu’on branle ?
— Filons, dis-je… Nous allons à Boulogne chez M. Lathuil…
— Qui c’est ça ?
— Le type qui a palpé le gros chèque ce matin. Il se peut qu’il ait fourni une adresse bidon, mais on doit s’en assurer !
— Et qu’est-ce qu’on fait de ça ?
Ça, se sont les boîtes de conserves.
— Pour l’instant, on va les laisser là. Mets les deux qui sont ouvertes dans le coffre de ma bagnole. Demain nous préviendrons l’Identité judiciaire.
Il nous faut une petite demi-heure pour nous rendre d’Étaples à Boulogne. Il reste encore un troquet ouvert sur la grande place et nous y entrons pour boire des choses réconfortantes. Naturellement, Bérurier en profite pour se faire servir un casse-graine.
Le mastroquet nous indique la rue du Professeur-Allacont. Elle est à deux pas d’ici, derrière la cathédrale. Je lui demande s’il connaît M. Lathuil, il me répond que oui. Point n’est besoin d’insister pour obtenir le curriculum complet du monsieur en question. En bref (comme disait Pépin) voici ce dont il retourne (comme dit Charpini).
Lathuil est préparateur en pharmacie. Il est originaire d’ici, mais il a travaillé à Paris jusqu’à la mort de son père survenue au début de l’année. Alors il est revenu s’installer dans la maison paternelle et a cessé toute activité. Il n’est pas marié. C’est un grand type blême, portant des lunettes de myope.
— Possède-t-il une propriété dans la région du Touquet ?
— Oui ; c’est là que son père allait passer ses vacances. Mais le fils Lathuil veut la louer…
Nanti de ces renseignements, je fais signe à mes guerriers de se lever et nous filons à l’adresse du préparateur en pharmacie.
L’immeuble est très vieux. M’est avis que si on ne l’a pas encore classé monument historique, ça ne saurait tarder.
Il est tout noir avec des vestiges gothiques sur la façade.
Le bas est occupé par un marchand de couronnes mortuaires, ce qui convient admirablement à l’atmosphère de cette rue tortueuse, bombée, aux pavés gras… Si j’étais metteur en scène de cinoche, je viendrais dare-dare y planter ma caméra pour tourner les principales séquences de De profundis .
Aucune lumière ne brille aux fenêtres.
— On entre !
La porte vermoulue obéit à ma poussée. Nous pénétrons dans un couloir suintant qui sent le pipi de chat ! Au fond, un escadrin grimpe au premier et unique étage.
— Qui m’aime me suive, dis-je, très pont d’Arcole !
Au premier se trouve une porte à deux battants. L’ouvrir est pour mon sésame un jeu d’enfant. Nous pénétrons dans un petit intérieur bourgeois qui renifle l’homme seul à plein chapeau.
Une salle à manger le plus Henri II possible ; une chambre à coucher conçue et réalisée par les ancêtres de Lévitan ; une cuisine décrépie où s’empile la vaisselle sale. Voilà le topo. Le tout est sombre, cradingue, triste comme une catastrophe minière ou un enterrement de clown. Personne à l’horizon. Et l’architecte qui a construit cet immeuble ne prévoyait pas qu’un jour l’homme découvrirait l’usage externe de la flotte. Pas la moindre salle de bains ; pas le plus petit cabinet de toilette. Un maigre évier au-dessus duquel pend un brise-jet pareil à un zizi de vieillard. C’est tout !
— Au turbin, les gars ! ordonné-je en désignant les meubles. Faut me trouver quelque chose de substantiel !
Voilà mon tandem favori qui s’abat sur les tiroirs comme une volée de condors sur le cadavre d’un général de brigade.
Et je te fouille ! Et je te remue ! Je t’inventorie ! Je t’explore ! Je te sonde ! Je te dissèque ! Je…
Je m’arrête, because Pinaud-la-Baderne me tend un carnet de banque. Il est établi au nom de Victor Lathuil. Je le feuillette. Ne sommes-nous pas, plus ou moins, sous le signe de la banque depuis le début de cette affaire ?
Là j’ai des vapeurs, mes mignons jolis. Par six fois, au cours de ces derniers mois, le nommé Lathuil a déposé cinq cent mille balles à son compte. Dites, ça ne vous laisse pas pensifs ?
Il est vrai que pour penser, faut avoir autre chose qu’un caramel dans le bocal !
Trois briques ont été retirées par tranches de cinq cents tickets du compte Réveillon. Trois briques ont été versées par tranches de cinq cents laxatifs à celui de Lathuil. Pas besoin d’avoir gagné le premier prix de Constipation au concours des Fructines-Vichy pour piger. Ce Lathuil était l’heureux bénéficiaire des retraits opérés par Réveillon.
Je dépose sur le couvre-lit de satin broché deux fesses sur lesquelles la main de l’homme n’a jamais mis le pied et je brode un peu. Bien que ce soit un travail de dame, j’aime m’y livrer de temps à autre.
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