— Me reposer ! Tu débloques, commissaire de mes deux ! Voilà un paquet de jours que j’étais allongé sur la dure… J’ai besoin de mouvement et de grand air, maintenant… Tu peux pas savoir ce que ça reniflait dans ce bon D… de blockhaus.
— Tu peux tenir sur tes lattes ?
— Et alors ! Je suis un homme, oui ou non ?
— C’est à ta bonne femme qu’il appartient de répondre, rétorqué-je.
Je lui file un coup de vague à l’âme en plein palpitant.
— Parle-moi-z’en pas ! pleurniche la grosse épave, cette chère petite, elle a dû drôlement se cailler le raisin !
Histoire de lui réconforter le moral, j’apporte de la flotte au moulin.
— Et comment ! Si tu l’avais vue chialer dans mon burlingue !
— C’est vrai ? soupire-t-il, attendri comme un camembert oublié au soleil.
— Elle faisait peine à voir… Elle se lamentait tellement qu’on se serait cru dans une clinique d’accouchement.
— Faudrait lui passer un coup de tube, décide Béru, des larmes pleins ses cocards…
— Bonne idée, Gros. Annonce-lui toi-même la bonne nouvelle. Le tubophone est au fond de l’arrière-salle…
Il se lève, chancelant encore sur ses bases pourtant solides, et gagne l’appareil à distiller des conneries tarifées. Pinaud essuie ses yeux chassieux d’un revers de manche. Comme il avait une toile d’araignée sur celle-ci, il lui reste un superbe feston argenté au bord des cils.
— Et toi, tu ne rassures pas ta bergère ? je demande.
Il secoue la tête.
— Écoute, San-A. J’ai trente-quatre ans de mariage dans la même maison. Ma bonne femme, je l’ai tant de fois attendue que ça peut bien être son tour… Je vais te dire, les épouses se croient tout permis. Du moment qu’elles portent votre nom, elles se prennent pour les gérantes de votre existence. Je pensais à tout ça dans le blockhaus, un retour sur moi-même, je faisais… Tu comprends ?
« Je me rendais compte de tout ce qu’on perd quand on est marié. Pas seulement les occasions galantes, non… Mais les occasions de se retrouver en tête à tête avec soi-même, tu me suis ? Ça faisait trente-quatre ans que je m’étais pas rencontré. Même en me rasant je ne me voyais plus… C’est te dire…
Je le regarde en souriant. Sacré Pinaud, si pittoresque, si inattendu !
— En somme, tu as philosophé pour passer le temps ?
— Je crois que oui. Et la conclusion de tout ça, Tonio, c’est que la mère Pinaud n’a qu’à m’attendre. Si elle renaude à mon retour, je lui dirai : « Madame Pinaud, je vous ai fait l’honneur de vous donner mon nom, de vous offrir mon lit, de vous remettre ma paie et de gâcher ma vie pour vous. Alors taisez-vous et dites-vous bien que je vous emmerde ! »
Le Gros revient. Il semble tout chose.
On le presse de questions.
— C’est mon pote le coiffeur qui a répondu au téléphone, dit-il. On se demande ce qu’il fout chez moi en plein après-midi. On n’est pourtant pas lundi. Mince alors, si les soirées et ses jours de fermeture ne lui suffisent plus !
— T’as eu ta femme ?
— Oui, après lui, répond-il distraitement.
— Elle a dû être contente ?
— Elle m’a engueulé avant que j’aie pu placer une broque !
— Qu’est-ce que je disais…, exulte Pinuche. Toutes des garces !
Je prends l’initiative des opérations. Trêve de maris veaux d’âge !
— Bon, moulez-moi avec vos brancards, les gars, on a école !
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’enquiert Béru en se versant un coup de pichtegorne.
— Dans ce que vous m’avez dit, un point intéressant est à dégager : la villa et son propriétaire !… Je l’ai visitée, mais très superficiellement, on va retourner y faire un tour…
Et voici le fameux trio Viens-Poupoule qui décarre !
* * *
C’est une construction en meulière, de dimensions moyennes, à un étage, avec des volets lie-de-vin et un jardinet agrémenté d’un garage.
Un écriteau de bois fixé à la grille annonce « À louer » en lettres noires.
— C’est bien celle-ci ? demandé-je à mes deux coéquipiers.
— Oui, répondent-ils avec un ensemble touchant.
— O.K., allons-y… On va se livrer à une inspection en règle…
Nous commençons séance tenante ce qu’en terme juridique on nomme « des investigations » et, dans le parler poulardin « une perquise ».
De toute évidence, les gars qui sont venus ici il y a quelque temps y ont séjourné bien que la poussière recouvre toutes choses de sa fine housse grise (ça, c’est envoyé, hein ?).
Pourtant, en y regardant de plus près, tels des Sioux sur la piste de Faucon-Comme-la-Lune, le grand Manitou de la tribu des Va-Te-Laver-Je-Te-Méprise-Pas, nous retrouvons les mêmes traces de boue sèche sur les parquets… Comme il a beaucoup plu ces derniers temps, ces traces sont symptomatiques… Il y a aussi des miettes de pain à la cuisine, des mégots récents dans les cendriers et des traces de savon frais sur le lavabo.
Je mate dans les tiroirs des meubles, mais ceux-ci sont vides… Idem pour les placards, penderie, etc.
Nous caltons après avoir relourdé… Nous traversons le jardinet planté d’arbres jeunots que la brise incline et longeons le garage en léger. Je m’empresse de relever le volet de fer — après avoir parlementé avec la serrure — et quel n’est pas mon émoi de découvrir dans le garage une mahousse Chevrolet noire portant le numéro minéralogique de celle de Réveillon.
Voilà qui change la face des choses…
Premier résultat probant dans la recherche du marchand de marée.
Mes deux assistants émettent une double exclamation, ce qui vaut mieux que d’émettre un chèque sans provision.
— C’est la chignole à Réveillon ! affirme le Gros.
— Et comment !
Nous explorons le véhicule. Il ne révèle aucun indice. Pas de traces de lutte. Rien ! Dans le coffre, il y a deux caisses de boîtes de conserve que le bonhomme s’apprêtait à emmener à Pantruche au moment de sa disparition… Un point c’est tout.
— Tu vois que mon agresseur n’avait pas menti en me disant que Réveillon était venu ici, fait Pinaud…
Je hoche la théière. Moi, je trouve tout ça très troublant.
Pas vous ?
Voyons, v’là un type (l’agresseur) qui se trouve avec un poulet qu’il s’apprête à assommer. Pas à buter, à assommer seulement ! Et il lui fait des confidences en sachant qu’il y a de fortes chances pour que le poulardin aille porter le deuil sitôt sorti de son blockhaus ! D’accord, il pouvait y clamser d’inanition dans le souterrain, Pinuche… Mais étant donné que deux flics s’étaient déjà alignés dans les parages, l’autre devait bien penser que la maison Pébroque allait dépêcher de nouveaux représentants…
Tiens, ça aussi c’est surprenant… Le fait que l’agresseur soit resté dans les parages plusieurs jours après avoir estourbi Béru…
Où a-t-il logé pendant ce temps ? Pas à la villa, c’est sûr ! À Étaples ? Peut-être, mais quelque chose me dit qu’il n’aurait pas pris le risque de se faire remarquer dans une auberge de petit bled en pleine morte-saison…
— À quoi que tu penses ? s’inquiète Bérurier.
— On va risquer un petit coup, les potes !
— Quoi ?
Je leur déballe mon paquet :
— Écoutez ! Le type était ici lorsque toi, Béru, tu as amené ta fraise… Il t’a suivi et t’a fait le coup du lapin… Bon !
— Comment, bon ! proteste la gonfle. On voit bien que c’est pas toi qu’as dégusté. J’ai cru que mon crâne était le hall de la gare Saint-Lago et qu’un rapide rentrait sans avoir pu fermer ses freins !
Je ricane.
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