Comme des gens commencent à s’attrouper, je romps et pénètre dans l’établissement d’État où des postières bien réveillées se racontent les rhumatismes de leurs maris.
J’interromps la consultation pour réclamer Paris. On me le donne généreusement et j’obtiens Magnin…
— Mon petit gars, fais-je, tu vas illico foutre toutes les polices de France et de Navarre sur M me Réveillon. Il faut qu’on la retrouve dans les plus brefs délais !
— Elle a disparu aussi ? sursaute-t-il.
— Comme la soucoupe volante !
— Mais je la croyais avec vous !
Il n’y a aucune intention désobligeante dans la remarque, mais elle me va droit à l’orgueil. Je vois d’ici la réaction des petits copains lorsqu’ils apprendront la chose. Je vais remplacer avantageusement le fluide glacial et le poil à gratter dans les banquets !
Une fameuse patate, le gars San-Antonio !
— Elle s’est taillée…, dis-je. Je… Je lui ai tendu un piège, elle est tombée dans le panneau et…
Je sens que je m’emberlificote. Il le devine itou et, en collaborateur dévoué, s’abstient d’insister…
— Écoute-moi, bonhomme, ajouté-je. Je vais dans la région du Touquet. M’est avis que c’est dans ce coin-là que se trouvent nos chers disparus. Si par hasard je ne revenais pas, souviens-t’en, ça vous fera gagner du temps. On m’a indiqué un certain second chemin à gauche en partant d’Étaples qui ne me dit rien qui vaille.
— Entendu…
— Tchao ! bonhomme…
Je vais pour raccrocher lorsqu’il se met à mugir un « Allô ! » qui me perturbe le tympan.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Attendez, boss, le planton m’annonce la visite du sous-directeur de la banque de Réveillon. Il y a peut-être un élément nouveau…
— O.K., reçois-le !
— Vous restez en ligne ?
— Si ces demoiselles des standards consentent à ne pas couper, oui…
Je perche le combiné sur mon épaule et j’allume une cigarette. Étant claustrophobe sur les bords, je vous l’ai déjà dit dans mes précédents chefs-d’œuvre, j’entrouvre la porte de la cabine, ce qui me permet de faire de l’œil à une nouvelle postière qui vient d’arriver avec un sandwich gros comme un tramway. C’est une adorable petite rousse. On aperçoit son regard rose à travers ses taches de rousseur. Elle a un gentil petit nez retroussé au-dessus de son bec-de-lièvre et une glotte si proéminente qu’on dirait qu’elle vient d’avaler une équerre de menuisier.
Dans l’ébonite, une voix m’interpelle :
— Vous parlez ?
Je chope l’écouteur.
— Vous parlez ? redemande la préposée.
— Oui, mon ange…, fais-je. Mais comme c’est à un sourd-muet, je m’exprime par gestes, c’est pourquoi vous ne vous en rendez pas compte.
La standardiste éclate de rire et sort de la ligne sur la pointe des fiches. Un instant se passe. J’achève ma cigarette et j’envoie un sourire prometteur à la rouquine qui vient d’attaquer son sandwich d’un dentier gaillard. Je la trouble tellement qu’elle mange en même temps son crayon Bic.
— Allô ! lance Magnin.
J’ajuste la passoire à mensonges.
— Oui ?
— M. le sous-directeur m’apprend une nouvelle assez stupéfiante, patron.
Je retiens les battements de mon cœur [22] Comme on écrit dans les livres pour vieilles demoiselles émotives.
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— Vous m’entendez ?
— Je ne fais que ça !
— Ce matin, à l’ouverture de la banque, un type est venu retirer un chèque de cinq cent mille francs !
Je suis tellement abasourdi que je fais des bulles, comme une carpe ou un pape.
— Le chèque étant signé très régulièrement, la banque a dû payer… Qu’en dites-vous ?
— Écrit par Réveillon ou seulement signé ?
— Entièrement écrit de sa main, c’est d’ailleurs ce qui a décidé la banque à raquer cash !
— Et au profit de qui ?
— D’un certain Victor Lathuil… L’homme avait des papiers en règle…
— À quoi ressemblait-il ? Ce serait pas un zig habillé en noir avec des lunettes et un collier de barbe ?
Au silence stupéfait de Magnin, je comprends que j’ai récupéré tout mon standing.
— Si, bredouille-t-il. Ah ! vous alors, patron, vous êtes toujours le même crack…
— Bon, tu vas me rechercher des traces de cet oiseau… Je te rappellerai dans l’après-midi. Vois au sommier, partout. Le grand jeu, quoi… On a dû noter l’adresse du gars, pour une somme pareille…
— En effet…
— Où crèche-t-il ?
— 14, rue du Professeur-Allacont, à Boulogne-sur-Mer.
Je m’abstiens de tout commentaire…
— Merci, petit. À bientôt.
Je raccroche. Me voilà regonflé. Pourquoi ? Ça, je serais bien en peine de vous le dire. Et d’ailleurs, si je vous le disais, vous ne comprendriez sûrement pas.
Deuxième partie
… AVEC BEAUCOUP D’ADRESSE
Je quitte Étaples avec ma voiture et le sentiment très net que je suis dans le droit chemin, c’est-à-dire sur celui qui conduit au succès.
Le temps est de plus en plus beau, le soleil de plus en plus chaud, les oiseaux de plus en plus mélodieux et l’air marin de moins en moins angevin.
À ma gauche, la route de Berck ! Je relève un chouïa le pied, car c’est à la seconde route que je vire. À ce fameux carrefour de Locdu où Pinaud descendit et où fut retrouvée la voiture de Durandal, le vaillant colleur de rustines.
M’est avis, les gnards, que d’ici peu, pour ne pas dire plus, votre délicieux San-Antonio, le roi de la Minette-chantée, va avoir l’occasion de donner la pleine mesure de ses pectoraux.
V’là le chemin qu’on m’a causé. Il est tout blanc, comme sur les tableaux de Vlaminck, et il sinue dans les dunes en direction de la mer.
Le paysage est désert. Y a des cormorans ou assimilés qui font du vol à voile en poussant des cris de vieilles dames à qui on montre des photos cochonnes.
Çà et là, des maisons se dressent, fermées pour cause de morte-saison.
Je roule une paire de kilomètres sur cette voie déserte et je parviens à la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs.
Elle étincelle de mille feux, de dix mille reflets, et de un million trois cent quatorze mille cinq cent vingt-deux lueurs argentées.
C’est féerique. Le soleil se joue sur la pointe des vagues, mettant des traînées d’incendie jugulé [23] On se demande où je vais chercher tout ça. Mon subconscient doit faire des heures supplémentaires, sans doute !
sur la crête blanche des vagues [24] C’est trop beau, je continue. J’écris carrément pour les manuels scolaires, vous ne pensez pas ?
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La ligne d’horizon se dilue dans une brume dorée, marquée çà et là par la tache vive des bateaux de pêche. Le grondement infini de la mer compose une symphonie fantastique avec Lionel Hampton à la batterie. C’est infini, troublant, aqueux, salin, iodé, vivifiant et ça vous prend là, là et là (je ne fais pas de gestes, mais suivez mon regard).
La route se termine en un gazon galeux et se divise en deux sentiers qui s’en vont le long du littoral en un double ruban (je pars un peu en guimauve, mais le classicisme a ses obligations).
J’ai beau scruter à gauche et à droite, je ne vois que la côte blanchâtre, découpée par le Bon Dieu dans une terre stérile comme un mulet.
Ces sentiers se perdent sur la lande. Par temps clair, on aperçoit sûrement la côte anglaise, mais sûrement pas Pinaud, Bérurier et Réveillon, les trois chers disparus à leurs mémères. Le sentier de gauche mène à Berck (un si joli petit pelage, comme dirait Révillon ou Allégret) ; celui de droite au Touquet.
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