Je stoppe derrière le lourd véhicule dont le tube d’échappement crache une fumée noirâtre de moteur épuisé. Je bondis de mon tréteau et parviens à la hauteur du chauffeur au moment où celui-ci va démarrer.
— Arrêtez ! crié-je d’une voix de centaure.
Il me prend pour un client et rouvre la portière.
— Descendez, ajouté-je…
Comme il fronce les sourcils, je porte la main à la poche revolver de mon slip.
— Police !
Sur la portière du car il y a marqué : Le Touquet. Et le chauffeur est un bon gros en blouse bleue qui doit se peigner tous les samedis avec un clou.
Éberlué, il coupe les gaz et descend de sa machine à battre.
— Qu’est-ce qu’y a ? s’inquiète-t-il, croyant avoir commis une quelconque irrégularité [20] De nos jours, on ne sait jamais avec les perdreaux. Pour vraiment être en règle avec eux faut avoir ligoté le Journal officiel du jour (dernière édition) et avoir acquitté le droit d’être en règle.
.
— J’ai un renseignement à vous demander.
Tout en parlant, je fouille dans mon portefeuille et j’en extrais une photographie représentant Pinaud à la pêche. Il m’a donné cette image un jour de largesse et je l’ai conservée parce qu’elle vaut son pesant d’hyposulfite.
Là-dessus, le vieux gland ressemble à un Terre-Neuva déguisé. Il porte des bottes-cuissardes qui lui donnent l’aspect d’un scaphandrier qui n’aurait pas eu de quoi compléter son équipement ; une veste militaire qu’il a achetée aux puces (sa marotte) et sur laquelle sont encore brodés des brandebourgs ! Enfin il est coiffé d’une casquette à carreaux ressemblant à une grille de mots croisés. Néanmoins, nonobstant cet accoutrement, sa bouille est très nette.
— Vous connaissez ce monsieur ?
Le chauffeur se fait sortir les gobilles.
— Y me semble, avoue-t-il. Mais quand je l’ai vu, il était pas habillé comme ça !
— J’ose l’espérer…
— Il avait un pardessus déchiré, un chapeau à bord rabattu…
— C’est bien ça… Il a pris votre bus ?
— Oui. Avant-hier, je crois.
— Nous sommes d’accord. Maintenant, tâchez de vous souvenir où il est descendu.
L’autre n’hésite pas.
— Sur la route entre Étaples et Le Touquet.
— Vous êtes certain ?
— Oui. Il s’était assis à l’avant et il regardait la route. À un moment donné, comme on passait devant un chemin, il m’a dit de l’arrêter !
— Il y avait un panneau de signalisation à cet endroit ?
— Oui.
— Quel est ce chemin ?
— Celui qui se trouve tout de suite après l’embranchement sur Berck.
— Parfait, je vous remercie…
J’abandonne le conducteur à son autobus et je rallie ma charrette.
Il fait une matinée splendide. L’air marin, à défaut de la douceur angevine, arrive de la côte (on ne voit d’ailleurs pas d’où il pourrait venir). Les petits oiseaux chantent dans les arbres. C’est un hymne à la vie auquel pourtant je ne prête qu’une oreille distraite. Trop de choses m’occupent, et m’inquiètent.
En pilotant mon véhicule automobile, je me dresse un petit résumé de la situation. J’aime procéder à un recensement des valeurs.
Qu’ai-je jusqu’ici ?
Une dame qui vient me trouver pour me dire que son marchand de poissons morts a disparu.
Un premier inspecteur lancé à ses trousses qui disparaît à son tour.
Un deuxième lancé à la recherche des deux quidams précédents qui ne donne plus signe de vie.
Ça, c’est la première phase de l’affaire.
Deuxième phase : je prends les rênes de l’attelage fantôme.
La dame du disparu insiste pour me suivre à Montreuil.
À Montreuil où j’apprends :
A. — Qu’un homme habillé de noir, portant des lunettes, est arrivé de Boulogne et a pris place dans l’auto de Réveillon au moment où celui-ci quittait l’usine.
B. — Que Réveillon avait laissé une carte Michelin dans sa chambre, et qu’un cercle rouge la compostait.
C. — Que Bérurier a trouvé ladite carte et, à la suite de cette trouvaille, est allé louer une voiture qui a été retrouvée sur la route, par la suite.
D. — Qu’avant de déhotter, le Gros m’avait fait un rapport écrit qu’il n’a pas eu le temps de poster et dont Pinuche a découvert des traces.
E. — Que ces traces ont amené le très honorable débris à filer dans la région du Touquet.
Bon, voilà qui est clair.
Maintenant, troisième phase.
M me Réveillon qui a insisté pour me suivre. Qui s’est donnée à moi avec autant de fougue que je me suis donné à elle, a quitté l’hôtel avec armes et bagages avant le jour, pour une cause indéterminée et ce sans m’en avertir…
Avec ça, faites vos jeux, les mecs ! La couleur qui sort est la couleur gagnante ! Rien ne va plus ! Le bleu ! Perdu ! Merci ! On recommence !
Je suis dans une rogne affreuse. Jusqu’au moment où Dora a disparu, je sentais que le sol s’affermissait sous mes targettes. Mais maintenant c’est le cirage. La belle déesse aux seins pour comice agricole est-elle complice de l’homme en noir ? Est-ce pour surveiller mes agissements qu’elle m’a accompagné ? Voyant que j’approchais du but, a-t-elle décidé de prévenir son complice ? Je ne sais plus. J’y perds tout le latin si laborieusement appris dans les pages roses du Larousse ! ( La Brune et Larousse ! Le Flic et le Larousse ! Tiens, voilà des titres que je sème à tout vent !)
J’enrage ! In petto je vocifère, je proteste, je démens, je bouillonne, j’interpelle, j’interjette, j’invective, j’introspecte, j’intente, gingembre !
Me faire ça, à moi !
Pourquoi est-elle venue me chercher, la petite garce ! Hmm ? Elle n’avait qu’à signaler l’escamotage de son vieux à la poulaille et voir venir. Mais non, il lui a fallu du crack, à madame ! Carrément l’as des as, le superman [21] Il faut bien que je le dise, puisque personne ne se décide !
. Alors je vous le redemande : Pourquoi ?
Je nage dans le mystère comme dans une onde mauvaise à boire dans laquelle nous autres, les pensionnaires de l’école Sainte-Contredanse, nous naviguons de la belle aube au triste soir.
* * *
J’arrive à Étaples, gonflé d’une rancœur qui aigrit à toute vibure. Mon ressentiment se cristallise sur Dora Réveillon. Elle m’a joué un tour que je ne suis pas prêt d’oublier.
Ah ! la petite grue ! Elle a cru qu’on pouvait s’offrir le portrait de San-Antonio pour cent balles comme celui de Bobet pendant le Tour de France, avec en prime un bâton de nougat et une visière de carton. Eh bien non !
Je freine à mort devant un bureau de poste, éclaboussant l’uniforme d’un paisible facteur. Cet homme méritant qui porte sur son ventre l’une des plaies du monde : le courrier des hommes, se met à m’enguirlander sérieusement. Oubliant ses lettres anonymes, ses commandements, ses serments brûlants, ses bons baisers à mardi, ses abonnements, ses mandats et ses varices, il m’affirme que je suis un individu abominable, que je ne mérite pas de vivre, que je fais partie des deux cents familles et en conclusion il me promet à brève échéance un changement de régime radical (pas du tout radical d’ailleurs) qui bannira, balaiera, exilera, fusillera les malotrus de mon acabit.
Plein d’humilité, je lui réponds qu’il peut aller se faire aimer par les Grecs (ce qui, en soi, est une chose d’un certain agrément) et j’ajoute, afin qu’il ne subsiste plus le moindre malentendu entre nous, que je lui réserve une croisière dans les fourgons de l’UMDP afin qu’il se retrouve dans son élément et puisse voyager en bonne compagnie.
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