— Qu’est-ce que tu racontes !
— La vérité. Il a dû écrire « au porteur » sur le talon pour mémoire et parce qu’il ne voulait pas que son nom parût.
— À part ça, rien de nouveau ?
— Rien. Je fais surveiller Montesquieu. Mais je doute qu’il soit pour quelque chose dans l’histoire… Il est président d’un tas de sociétés édifiantes : la Ligue pour le secours de Noël aux anciens terre-neuvas et la Chorale des sourds-muets de la Muette ou quelque chose de kif-kif…
— Parfait, continue… Attends !
C’est au bigophone qu’il me pointe cette magistrale idée.
— Sur le carnet d’adresses que je t’ai laissé, veux-tu chercher si tu trouves quelqu’un habitant Saint-Locdu ou Montreuil… Ou Boulogne… ou même tout bonnement la Somme ou le Pas-de-Calais !
— Ça va me demander un moment, vous attendez ?
— Non, rappelle-moi à l’Hôtel de la Manche, Montreuil… Attends, c’est le 28–18.
— À tout de suite.
Je raccroche.
Marthe vient de nous apporter des chefs-d’œuvre variés, une bouteille de pouilleux-froissé et du beurre qui ferait la joie du Petit Chaperon rouge.
— Alimentons-nous, dis-je…
— Racontez-moi où vous en êtes, supplie-t-elle.
— Je n’en sais rien moi-même. Je sens que j’avance, c’est tout !
Elle n’insiste pas. Nous commençons une dînette adorable. Jamais les gens de passage pourraient penser qu’il s’agit d’un commissaire de police recherchant le mari de la dame se trouvant en sa compagnie.
Les crevettes grises sont délectables ; on a l’impression de bouffer de la mer. Les bigorneaux ont un goût d’iode et le saucisson d’Arles le goût d’ail, ce qui est son devoir. Bref, la vie est belle.
Après les hors-d’œuvre, on nous apporte une sole normande, pour vous dire… Puis du gigot dessalé aux binious [15] Note de l’éditeur : San-Antonio a dû vouloir dire « aux flageolets », il s’est trompé d’instrument à vent.
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Comme on nous sert des poires au sirop, le bigophone retentit. C’est pour moi. Magnin m’avertit que ses recherches sont négatives. Personne dans le carnet d’adresses qui figure dans les deux départements indiqués, hormis Ventru, le directeur de la fabrique.
Je dis à mon collaborateur d’aller retrouver sa camarade de lit et de lui expliquer le truc qui a tant amusé la mère Ève après qu’Adam l’a eu expérimenté.
Nous achevons notre dînette d’amoureux lorsque Durandal, le vaillant, le fort ! l’homme qui remplace la vulcanisation, fait son entrée, sa mayonnaise étant consommée. En m’apercevant, il part dans des considérations désobligeantes sur ces sacrés s… de n… de D… de f… de b… de m… de poulets [16] Suivez-moi dans les pointillés.
qui passent leur temps à se remplir la g… et à trousser les femmes des autres tandis que les contribuables eux, se font détrousser par des bandits de grands chemins. Il se croit encore au temps des chauffeurs de la Drôme !
L’hôtelier l’entraîne pour une manille ; Dora et moi décidons d’aller nous zoner, because la journée a été rude, sans en avoir l’air et que nous devons nous préparer des lendemains qui vocifèrent.
Nous montons au first étage. Pour tout vous dire, vous affranchir et ne rien vous cacher, je ne suis pas préparé le moins du monde à une cérémonie de ce genre, car je n’ai aucun embrasse-en-ville avec moi. Pas le moindre mouchoir de rechange, pas le plus léger morcif de savon à barbe ; pas de rasoir. Enfin, comme dit notre cousin le fonctionnaire-célibataire-réformé définitif : « À la guerre, comme à la guerre ! »
Sur le palier, Dora me tend sa main de velours.
— Eh bien, bonne nuit, soupire-t-elle.
Je m’incline sur la menotte.
— Vous avez sommeil, vous ? demande-t-elle d’un ton qui veut dire en lettres majuscules « MOI PAS » !
— Non.
J’hésite.
— On pourrait se faire monter une bouteille de champagne et la boire loin de ces crétins, qu’en dites-vous ?
Elle est pour. Je mets ma voix en porte-main et je crie à Marthe et à la cantonade :
— Personnel, please !
On voit qu’on est près de la Manche. Ça comprend l’anglais, ça, madame !
La servante radine.
— Dites au patron de nous choisir une bouteille de brut, dis-je…
— Du quoi ?
— Du champagne ; le meilleur !
Elle a un regard nostalgique sur Dora. Elle voudrait bien être à la place de M me Réveillon ! Pour un réveillon, ça va en être un !
Elle se dit qu’avec le champagne, en général, on trempe le biscuit, et ça la tente, l’érotique !
Nous pénétrons dans la piaule numéro 3, soit celle de ma campagne. Chambre agréable. Cretonne, meubles anciens tout en bois blanc peint à la main !
— Asseyez-vous ! invite Dora.
Je dépose mon contrepoids sur le lit bas ; elle choisit le fauteuil.
Dommage qu’elle ait eu l’idée saugrenue de passer un grimpant, sinon j’aurais pu mater son entredeux. Voilà pourquoi je suis farouchement contre le pantalon pour la femme. C’est la croix et la bannière pour les déloquer, ces dames, lorsqu’on est dans l’intimité.
Je me sens devenir chevalier de la jaquette flottante lorsque je déboute un falzar, c’est logique, non ? Un de ces quatre, je vais entreprendre un gendarme qui sera contre et j’aurai un œil au beurre noir !
— Je ne peux pas croire que c’est vous, répète-t-elle tout comme le jour de son arrivée dans mon bureau.
— Je vais vous faire un aveu, rétorqué-je : moi non plus je ne peux pas croire que c’est vous qui êtes là, Dora. Jamais je n’ai éprouvé une telle confusion dans mes sentiments. Il y a en moi comme une panique de tout mon individu…
Je m’arrête. Merde, j’ai oublié le reste. Je l’avais appris par cœur dans un roman sensationnel intitulé Les Deux Miennes dans les chères tiennes , une vraie tranche de vie ! L’histoire d’un jeune marié qui tombe amoureux de la grand-mère de sa femme qu’était violoniste… Quelque chose de noble qui vous prenait là ! Un cas de conscience ! La grand-mère prête à succomber, chancelante de désir du haut de ses soixante-quatorze ans, les mains crispées sur son archet ! Et lui, le jeune décervelé, n’ayant qu’une idée en tête : acheter un fauteuil à roulettes et emmener sa belle dans un merveilleux hospice sous les auspices duquel il pourrait accomplir son amour !
Bref, j’en saute, et des moins belles.
En panne de texte, j’improvise. On nous amène le champagne dans un seau à glace. Maintenant, il n’y a plus loin de la coupe aux lèvres. Trois gorgées et Dora quitte son pull… Cinq et elle se laisse dégrafer son futal. Je vous vois rougir déjà, les potes ! Bande de tourmentés du sous-sol ! Vous croyez que je vais vous raconter la séance ainsi qu’il m’arrive de le faire dans mes moments d’épanchement (comme dirait mon amie Synovie). Eh bien, vous pouvez toujours courir et vous racler la colonne vertébrale avec un rince-bouteille ! Pas la peine de vous faire briller les lampions de cette façon ! Vous me débecquetez, tiens ! Ah, mes vicelards, vous aimeriez savoir comme ils sont carrossés, les roberts de Dora, hein ? Des nèfles, je ne vous dirai pas qu’ils sont en forme de poire williams (ceux que préférait Shakespeare), ni qu’ils sont fermes comme des pommes vertes et doux comme des pêches mûries au soleil. (C’est simple, cette môme a un verger dans son corsage !)
Vous voudriez que je vous raconte son ventre plat, ses soupirs, ses baisers brûlants ? Hein ! Allez vous faire f… (Je ne suis pas poli, mais je suis de bon conseil) !
Jamais, vous entendez, jamais plus je ne me complairai dans des descriptions de ce genre. N’oubliez pas que l’Académie me guette. Vous voyez pas qu’un gnard se lève pendant mon discours de réception et dise : « Monsieur, dans un de vos romans vous avez écrit… Je lui fais le truc du Cacheteur-d’enveloppes, ce qui la fait sauter au plafond … Et plus loin : Je lui réussis la Bissectrice-ombilicale, le Pousse-pousse-cambodgien et le Sous-marin-en-cale-sèche … Non, vous voyez la bouille que je ferais ! Dites, imaginez la scène ! Moi stoppé net au milieu de mon éloge du maréchal Fouignozoff (qui sauva l’argenterie de sa famille de l’invasion allemande et organisa la défense de Delatour lors des championnats du monde d’échecs), ce serait le scandale ! Faut se méfier, je vous jure ! On n’a pas le droit de jouer avec sa carrière ! C’est trop lourd de conséquences. Les gens se figurent que le temps passé s’effrite, tombe en poussière… C’est pas vrai pour les pedigrees. Parce qu’ils accèdent aux honneurs, ils oublient les cacas qui jalonnent leur route… Mais le monde est plein de ramasseurs de crottins qui courent vous attendre sous les dais dorés de la réussite pour flanquer vos vieux excréments à travers l’auréole…
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