— Merveilleusement, renchéris-je, Marthe aurait dû se faire avocate !
— Charriez pas ! dit aimablement l’intéressée.
— Le barreau, ça vous serait t’été comme z’un gant ! lui dis-je… À quelle heure le dîner ?
— Quand vous voudrez, affirme l’hôtelier.
Sa soubrette s’étant fait la paire, il croit devoir nous raconter sa vie. Elle est fille d’un Polonais et d’une alcoolique. Elle travaillait en usine lorsqu’elle a été accidentée du travail : un manœuvre l’a violée : à la suite des manœuvres du manœuvre, elle a quitté l’usine pour la maternité où elle est restée trois ans… comme femme de service, avant d’entrer à celui du bonhomme (lequel pourrait bien l’y renvoyer en qualité de pensionnaire ! Je m’y perds, ça se tient tout par la queue !).
M me Réveillon manifeste le désir de s’ablutionner avant la croque. Elle chope la clé number three et calte…
Je profite de son absence pour introspecter l’intellect de l’hôtelier (vous ai-je dit qu’il s’appelait Célery ? C’est un gars qui a de la branche, vous avouerez !).
— Dites-moi, vous n’avez jamais vu M. Réveillon en galante compagnie ?
L’homme secoue la tête, ce qui envoie promener dans son verre le coton hydrophile dont il se farcit les portugaises.
— Jamais !
Pas moyen de prendre le Réveillon en défaut sur le chapitre du Dodo-Ninette. C’est un gars sérieux, décidément ! Faut dire qu’avec une pépée comme la sienne, il ne doit pas avoir besoin de faire des heures supplémentaires.
— Lors de son dernier séjour ici, il ne vous a pas paru préoccupé ?
— Du tout ! C’est un monsieur cordial, si vous le connaissez ?…
— Je n’ai pas cet honneur…
Vous me croirez si vous voulez, tas d’invertébrés, mais ma réplique me coupe le sifflet à pédale. Après tout, c’est vrai : je ne connais pas Réveillon. Je n’ai jamais vu de photo de lui… Je l’ignore comme un gardien de la paix ignore la courtoisie, un Français la géographie et un Parisien Paris. Il ressemble peut-être au capitaine Cook, peut-être à Diaro Moréno, ou bien à Jean Marais… J’ai commis une grosse bévue en ne cherchant pas à établir un contact visuel avec le disparu. Jusque-là, il représentait pour moi la donnée d’un problème et il était un élément abstrait. Et pourtant il existe (ou a existé) sous un aspect physique… Il était en volumes, en couleurs, en chaleurs, en odeurs…
— Dites-moi, à quoi ressemble-t-il, M. Réveillon ?
Il est soufflé (au Grand Marnier), le détailleur d’escalopes.
— Vous n’avez jamais vu sa photographie ?
— Non.
— Pourtant elle a paru dans Le Réveil de Montreuil !
— Je ne suis pas abonné à ce journal.
— Ah ! voilà…
Il se pince le haut du naze entre le pouce et l’index… Ça aide à réfléchir.
— Imaginez Georges Bidault, fait-il…
Ça commence mal.
Il continue :
— En plus grand, en plus maigre, les cheveux plats… Quarante piges environ… Grisonnant sur les bords… Un nez pointu… L’air pas commode…
— Parfait. Je vois le monsieur…
Ça l’inquiète brusquement. Il se rappelle qu’il « cause » à un royco et que l’homme dont il parle est un client fidèle.
— Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire, s’empresse-t-il de rectifier. L’air seulement, mais bon type dans le fond…
Tu parles ! Dans l’extrême fond, oui ! Quand on gagne des millions, qu’on décapite des milliards de sardines et qu’on a un hôtel particulier à côté duquel la carrée du prince de Monaco ressemble à une pissotière, on a une façon d’être bon type qui doit déconcerter un peu.
— Il aime rire, poursuit Célery (rémoulade)… Ne chicanant pas. Payant le champagne à l’occasion…
Je ne l’écoute plus.
— Quelle chambre occupait-il la semaine passée ?
— Toujours la même : le 4. On lui garde celle-là à cause de la fenêtre qui donne sur la cour… Il aime pas le bruit de la rue, c’est normal.
Le 4 ! Donc la chambre que je vais occuper tout à l’heure. Il est intéressant pour élucider un mystère de se plonger dans l’ambiance adéquate.
— Mes hommes vous ont-ils demandé quelle chambre il occupait ?
— Oui.
— Tous les deux ?
— Oui.
— Et ils l’ont visitée ?
— Oui.
— Ils n’y ont pas dormi ?
— Le premier seulement, le gros…
Bérurier ! Cher Béru… Je vais dormir cette nuit dans un lit qui fut le sien ! J’espère qu’on a changé les draps.
Je suis ému, les potes, parce que c’est à partir de maintenant que je vais faire le plongeon dans l’inconnu. Mordez le topo, jusque-là j’ai suivi le cheminement logique, à preuve c’est que mes aînés l’ont suivi avant moi… Et puis, en quittant cet hôtel, la piste de tout le monde s’est interrompue… Net ! Good night, on vous écrira…
Je me commande un double Cinzano dans un grand verre, avec un zeste et une larmichette de Campari (maintenant, si vous préférez boire autre chose, ne vous gênez pas !). Je dis au tôlier d’y adjoindre une banquise miniature et je vais m’asseoir à une petite table discrète en attendant M me Réveillon. Je me demande ce qu’ont fait mes boy-scouts en sortant de l’Hôtel de la Manche (un hôtel qui vous conviendrait à vous autres qui l’êtes tellement, manches !).
Avaient-ils découvert quelque chose que j’ignore encore ?
Je vide mon verre, et l’effet est instantané : ma gamberge pique une brusque accélération.
Depuis ma place j’interpelle le marchand d’aliments :
— Appelez-moi la gare au téléphone, je vous prie…
Il s’empresse, trop heureux de me rendre ce menu service. Pendant ce temps, la môme Marthe vient de dresser la table. Elle balaie la nappe de ses roberts ravageurs que c’en est une bénédiction, comme l’écrirait M me Camille Marbo qui a un joli brin de plume… à son chapeau.
Et tout en déposant les couverts face à face comme dans un poème d’Apollinaire, elle dépose sur moi un regard gluant de convoitise.
Elle a un courant d’air à la place du cerveau, mais elle sait repérer les beaux mâles, croyez-moi [13] Vous inquiétez pas pour mes chevilles, je porte des bandes molletières.
! Son instinct de fumelle ne la trompe pas : elle pige du premier coup les ceuss qui peuvent fournir du rendement. Ce ne sont pas fatalement ceux qui ont une bath frime et des pectoraux, vous savez. D’accord, moi j’ai tout ça parce que Félicie était en cheville avec Dieu lorsqu’elle m’attendait (elle m’attend toujours d’ailleurs, le pauvre trésor ; les neufs premiers mois, ce n’était qu’un exercice préliminaire !) et aussi parce que p’pa était déjà fabriqué comme un athlète complet et qu’il avait un visage qui filait le torticolis aux nanas. Mais pour vous en revenir au reste, en général ce sont les foutriquets qui sont les champions du radada. Tenez, j’ai connu un notaire de province à qui vous auriez filé cent balles (outre vos éconocroques) pour qu’il s’achète de l’huile de foie de morue ; qu’avait une bouille impossible, des dents en or, des lorgnons en verre transparent, un costar comme on n’en trouve plus même chez Trauner, une serviette râpée, un bitos en paille, un bide non rétractable, la médaille des réformés de 14–18 et une chaîne de montre sur le placard grosse comme celle qui remonte l’ancre du Liberté et qui pourtant était le super-champion de son département pour les parties de jambons ! Bien avant Mercedes-Benz, il avait mis au point le moteur à injection directe. On faisait la queue devant son étude et, dans le patelin, un lardon sur trois naissait avec des dents en jonc ou des lorgnons, parole ! Pas deux comme lui pour le réchauffement affectif des demoiselles !
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