— D’accord.
Là-dessus, je me lève pour aller rejoindre M me Réveillon.
Qui est peut-être, à l’instant où je vous parle, M me veuve Réveillon.
Sait-on jamais !
En tout cas, veuve ou pas, la dame m’attend dans le hall où l’armure damasquinée monte une garde vigilante.
Ah mes aïeux ! Je voudrais que vous la visiez ! L’aimable personne que voilà ! L’esprit de Dior est passé par là !
Elle porte une robe beige claire parsemée de petits pois marines et un manteau marine dont le col est beige, vous percevez l’astuce ?
En vitrine, elle vaudrait dans les trois cents lacsés ; mais en circulation, elle est beaucoup plus chérot, la chérie. Son maquillage discret lui donne une peau de velours. Ses pompes sortent de chez un bottier qui doit foutre les pédicures en chômage et le sac qu’elle tient sous le bras coûte plus d’argent qu’il n’en peut contenir…
C’est pas pour débloquer dans le tricolore sur la ligne bleue des Vosges, mais voilà de la poupée made in France de first quality, les petits ! Il est malade, le Réveillon Noël, de mettre les adjas en ayant une beauté pareille sous contrat de mariage ! Je connais une bonne douzaine de milliers d’individus tous de sexe plus masculin les uns que les autres qui braderaient la ferme et les chevaux pour pouvoir s’annexer ce bijou !
Et on pourrait le leur livrer sans mode d’emploi, je vous le dis, because il est à usages multiples, comme les couteaux suisses !
— Je m’excuse de vous avoir fait attendre, dis-je…
Elle a un sourire qui désarmerait un corps franc.
— Mais c’est moi qui m’excuse de m’imposer de la sorte…
Tu parles d’une imposition, Léon ! Je souhaite la même à tous les contribuables de France.
Nous caltons, moi au volant de ma DS 19, et ma déesse 58 à côté de San-Antonio, vous suivez la trajectoire ?
Au début, nous échangeons les banalités d’usage sur le temps, le procès retentissant de cet importateur de polygones curvilignes qui brûla la cervelle de sa femme avec une bougie, la dernière pièce de M. Moisis-Léon (nous sommes d’accord pour souhaiter que ce soit vraiment la dernière), et enfin sur la nouvelle fusée américaine mise en vente dans toutes les bonnes pharmacies… Ensuite de quoi, ayant souscrit à ces exigences de la civilité, nous allumons chacun une cigarette et nous nous abîmons dans nos pensées.
Le ruban luisant de la route (style de lauréat du certificat d’études primaires et de journaliste autodidacte) défile devant nous, et un peu derrière par la même occasion. Je déguste le délicat parfum qui sourd (mais portez donc un sonotone) de ma compagne. Je ne le rabâcherai jamais assez : voyager avec un tel produit de luxe, c’est grisant. De temps en temps, je me dévisse l’œil droit pour filer un coup de périscope langoureux et amovible sur les bas de soie (entièrement fait cocon) qui ont tendance à m’apparaître de plus en plus haut…
Vous allez dire que j’exagère, mais tout à fait entre nous et une caisse de Pschitt orange, je donnerais trois kilos cinq cents d’Allemagne occidentale ou deux mètres soixante-quinze de Corée du Sud (au choix) pour pouvoir caresser ces bas-là avec leur contenu.
Ça n’est pas désagréable de piloter une bagnole en ayant, en contrepoint de ses pensées, des visions orientales. Comme j’ai le bocal branché sur la force, je pense à une foule de trucs. Par exemple, je me demande pourquoi cette chère médème a voulu m’accompagner. Est-ce vraiment parce qu’elle se fait tartir dans la plus noire des expectatives, ou bien parce qu’elle veut contrôler mes agissements ? Voilà une question à laquelle il serait intéressant de découvrir une réponse, vous ne trouvez pas ? Non, bien sûr, vous ne trouvez rien ! Je me fais toujours des illusions à votre sujet. Je suis là qui vous cause comme à des grands, sans songer que vous avez de la flotte à la place du cerveau !
Enfin, il faut vous prendre comme vous êtes, quoi ! Félicie, ma brave femme de mère, dit toujours que les parents ont un faible pour leurs mômes demeurés. Je vous aime bien tels que vous voilà !
Nous traversons Beauvais, puis Amiens, puis des tas d’autres bleds moins connus et en fin de journée nous arrivons à l’usine Réveillon.
Les ouvriers sont déjà partis, mais y a encore de la lumière dans les burlingues…
Le molosse nous dit que Ventru, le directeur de la fabrique, est encore là. C’est du bol !
Ventru est un jeune gars chauve au regard pétillant. Il doit être difficile de lui faire prendre une baleine pour une truite saumonée. Il reconnaît M me Réveillon, qu’il a déjà vue une ou deux fois antérieurement, et devient écarlate comme un rouget-grondin. C’est un jeune provincial fraîchement émoulu de la faculté de sardines de Fécamp d’où il est sorti avec les premiers prix de hareng, de morue et de coquille Saint-Jacques (plus, d’après la rumeur publique, un accessit de bigorneau). Il est né dans les Deux-Chèvres, tout comme Line Renaud, car il a l’accent auvergnat. Il s’habille aux Dames de France (rayon garçonnet) ça se voit illico à ses fringues sur mesure (les mesures d’un autre, bien entendu ; et d’un autre nettement plus petit que lui).
C’est ma compagne de DS qui prend l’initiative.
— Monsieur Ventru, dit-elle, vous n’êtes pas sans connaître la surprenante disparition de mon mari…
Le voilà qui se met à bavocher des choses troublées du ton d’un phoque qui s’exprimerait en morse. Timide, le puceau diplômé ! Il a l’habitude des morues, pas celle des langoustes.
Il dit qu’en effet, il subodore que… Qu’il est navré… Et un tas d’autres machins aussi connards.
On lui stoppe la pâmoison.
— Vous êtes l’une des dernières personnes à avoir vu M. Réveillon, fais-je aimablement.
Je connais les phrases qui chanstiquent le moral. En voici une qui n’a l’air de rien, mais que le professeur von Chprountz préconise dans son traité de criminologie fiduciaire.
Elle vous sape le moral d’un bonhomme en moins de temps qu’il n’en faut à un missile américain pour retomber sur la gueule du public.
— Je… C’est… Humpfff !
Le reste de ses émissions dégénère en onomatopées…
— Remettez-vous, mon bon, fais-je, jovial comme un marchand de bétail, y a pas de mal. Il faut bien que quelqu’un l’ait vu en dernier ressort…
— D’ailleurs, c’est le portier qui l’a vu quitter l’usine ! bredouille le décapiteur de sardines…
Il a déjà fait sa petite enquête, Ventru !
— Aussi ai-je dit « l’une des dernières »…
« Voyons, samedi passé, lorsque M. Réveillon est parti, vous n’avez rien remarqué d’anormal dans son comportement ?
— Mais rien du tout !
— Comment était-il ?
— De bonne humeur. Il m’a dit qu’il partait chasser en Sologne avec madame !
— Il était seul ?
— Naturellement…
— Tout allait bien ici ?
— Mais très bien. M. Réveillon était enchanté par notre nouvel emboîtage !
Voilà le gars Ventru qui nous exhibe fièrement une boîte à sardines factice de forme cubique, sur les faces de laquelle un artiste délirant a peint des paysages marins. Ventru est fier de ce prototype ! Il donne ses lettres de noble à la sardine à l’huile ! Le maquereau au vin blanc avait besoin d’un homme : le voilà !
Ce délicat personnage ferme à demi les yeux. Il a l’air de regarder au fond de lui-même pour voir s’il y est. Mais il n’y est pas ! Ça, c’est le drame des cons ! Personne à l’intérieur : tout dans les poches, rien dans le cigare… Leur cerveau est parti sans laisser d’adresse. Moi je me sens bien en compagnie de ces gens-là. Je sais que s’ils n’ont pas de pensée, ils ont encore moins d’arrière-pensée, fatalement. Or, l’arrière-pensée, c’est le chancre de l’humanité.
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