Son cheptel allait de la maternelle à l’hospice des vieillards. Quand on lui annonçait un arrivage de femelle dans les environs, il cramponnait son galure, sa servetouse sans perdre une minute (pour un notaire c’est méritoire) et fouette cocher ! comme se complaît à dire la marquise Jenneimart du Parc. Monsieur-le-tabellion allait faire sa petite partie de torpille humaine… Il lui est même arrivé de tirer la chose au clerc, pour vous dire…
— Vous avez la gare ! m’annonce le distributeur de steaks au poivre.
Je me précipite à la caisse.
— Je voudrais un petit renseignement…, fais-je. D’où vient le train qui arrive ici à 10 h 35 ?
L’employé se racle la gorge.
— C’est marrant, fait-il, voilà trois fois en quelques jours qu’on me pose la même question !
Nouveau frémissement cardio-vasculaire de San-Antonio. Les ombres émouvantes de Béru et de Pinuche flottent une fois de plus devant moi.
— C’est le train en provenance de Boulogne, répond l’homme de la Société nationale des chemins de fer français.
— Merci…
Je raccroche.
Tiens, tiens, comme dit mon ami Voiladuboudin (le légionnaire), nous nous orientons vers une direction nouvelle. Jusque-là, je n’avais pensé qu’à la portion de territoire comprise entre Montreuil et Paris, et voici que l’homme en noir venait du nord…
C’est déroutant… Boulogne… Un port…
Mes pensées font le manège (faudra que je me fasse éditer aux Éditions du Carrousel). Moi qui m’apprêtais à refaire la route en sens inverse dès demain, je rengaine mon projet. Parce que, enfin, je suis sur la bonne voie… Mes archers ont demandé le tuyau à la gare… On leur a répondu Boulogne… Ils ont dû remonter vers le nord de ce pays magnifique dont les habitants s’appelaient autrefois les Gaulois et maintenant les connards.
— Ça va comme vous voulez ? s’informe le marchand de portions.
— À peu près…, réponds-je. Au fait, avez-vous vu le mode de locomotion utilisé par les deux policiers qui m’ont précédé dans cet hôtel ?
Il sourit.
— M’sieur le commissaire, murmure-t-il, vous allez peut-être me dire de me mêler de ce qui me regarde, mais je trouve que vos hommes pourraient vous faire un rapport circonstancié de leurs enquêtes !
Je ris plus jaune que Mao Tsé-toung (à vos souhaits).
Ce loueur de draps de lit a un certain culot et un frisson me titille les phalanges. Si je fermais la main, il en surgirait un poing qui pourrait se livrer aux pires extrémités, y compris à celle du menton de mon interlocuteur (vous inquiétez pas pour cette phrase, on m’appelle le jongleur du langage).
— Vous n’avez pas répondu à ma question ! dis-je, me contenant.
— Oh ! oui…
Comme chaque fois qu’on lui demande quelque chose, l’éleveur de punaises appelle sa maîtresse-servante :
— Marthe !
Je dois me rancarder auprès d’elle. Elle réfléchit comme une glace de Venise.
— Je sais, dit la charmante enfant… Le gros a téléphoné pour louer une voiture…
Je sursaute ! Ma doué ! Mais c’est merveilleux, ce tuyau ! Elle mériterait un baiser humide, cette adorable fille ! Ma parole, si elle continue elle l’aura !
— Où a-t-il loué une auto, mon chou joli ?
— Y a qu’un garage ici qui fasse la location, c’est chez Durandal !
— Parfait… Il est loin d’ici ?
Elle se marre comme une galette des rois entamée.
— Juste en face…
— Bon, je reviens… Vous direz à M me Réveillon, si elle descend, que je n’en ai que pour un instant.
Je suis déjà à la porte… Je m’arrête pour demander :
— Et l’autre policier ? Comment voyageait-il ?
— J’sais pas…, avoue-t-elle. Il n’est pas resté longtemps ici !
Le marchand de repas m’interpelle :
— Vous allez chez Durandal comme ça ?
— Comment voulez-vous que j’y aille ? m’enquiers-je, avec un costar de scaphandrier ou avec une plume dans le baigneur !
Au lieu de se fâcher, il me montre une douzaine de chicots qui plaident en faveur de la purée de pommes de terre.
— Je veux dire qu’à ces heures il est fermé, Durandal, faut passer par-derrière… Marthe, montrez le chemin à monsieur le commissaire.
La gosse moule le panier à boutanches qu’elle manœuvrait avec une dextérité inouïe.
— Avec plaisir, déclare-t-elle.
Nous sortons dans la nuit épaisse. À peine la brume irisée nous a-t-elle enveloppé de son manteau ouatiné (puisque je vous dis que j’ai des dons littéraires ! Un de ces quatre je vais me retrouver fringué en vert-cadavre, avec une rapière au côté sans comprendre ce qui m’arrive). À peine sommes-nous dehors, disais-je, que la Marthe fait : « Brrr », bien que le temps soit aussi clément que M. Duhour, et se blottit contre moi.
Je lui mets la main sur l’épaule, histoire de lui transvaser une demi-livre de calories de la bonne fournée ! Et, ainsi enlacés, nous parvenons jusqu’à une impasse encombrée de voitures dont les conducteurs ont fini leurs randonnées en ambulance.
L’endroit est noir comme s’il donnait asile aux mille et une nuits.
— Ce que vous devez être fort, soupire la servante !
Je lui coloque une galoche entre les canines et les incisives et elle joue les mollusques contre moi. Si je l’écoutais, je lui ferais le coup de la sentinelle (on ne passe pas !), mais un proverbe étrusque ne dit-il pas : « Pour vivre heureux, vivons couchés » ?
Je refais surface après un baiser lance-flammes d’une durée approximative de quatre-vingt-quatre secondes deux dixièmes (chronométreur officiel M. Minute-Papillon, maître d’hôtel chez Lip).
— Encore ! souffle-t-elle.
Je joue les rosières.
— Non, chérie, ce ne serait pas raisonnable !
On me l’a dite si souvent, cette garce de phrase, que je ne suis pas fâché de l’utiliser un brin.
J’entraîne ma défricheuse de calcifs jusqu’à la porte au fond de l’impasse.
Toc, toc…
Une voix de mêlé-cass fulmine :
— M…, v’là encore un c… qui vient me faire ch… !
Le bas morceau que je représente arrange sa cravate avant d’accomplir sa mission laxative. Marthe pouffe !
— C’est un vieux râleur, dit-elle. Mais pas méchant pour un sou…
La porte s’ouvre. Dans le rectangle de lumière qui se découpe avec des ciseaux à broder en suivant les pointillés (surtout évitez la languette pour le collage), se dresse un petit bonhomme à cheveux blancs, vêtu d’un bleu rapiécé, coiffé d’une casquette et chaussé de pantoufles à air conditionné.
Marthe se met à jouer la couche du moche.
— M’sieur Durandal, elle fait comme ça. Voilà un m’sieur le commissaire qui veut vous causer…
— Encore un, N… de D… de b… de m… de flic ! déclare aimablement le déboucheur de carburo…
Ayant proféré cette phrase d’accueil, il me fait pénétrer dans une cuisine effroyable où une grosse dame à moustaches est en train de préparer une mayonnaise avec l’huile d’un bidon Shell X 30.
Le garagiste me considère exactement comme si j’étais une rustine décollée.
— Ce qu’vous voulez encore ? dit-il…
Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mes bons (mes bons quoi, je vous le demande !), que ce monsieur mal embouché vient d’associer par deux fois consécutives le mot « encore » au mot « flic », ce qui ne manque pas de m’inquiéter !
— Il m’apparaît, lui dis-je, que vous nourrissez une certaine aversion à l’endroit des policiers ?
Il me pose un regard chaviré. Sa grosse truie fait couler l’huile sur mon concurrent direct, l’ Almanach Vermot , que le vieux ligotait avant mon arrivée.
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