Pour une fois les voilà logés à la même enseigne tous les deux.
— Comment, ce que j’ai fait… Je n’ai rien fait de particulier, pourquoi me demandez-vous…
Elle bée. Puis son regard devient fixe. Son souffle se précipite.
— Que cherchez-vous à insinuer ?
— Je n’insinue rien, je vous pose une question précise à laquelle je vous demande de faire une réponse également précise.
— Je suis allée au cinéma pour essayer de me changer les idées.
— À quel cinéma ?
— Le Normandie…
— À la dernière séance ?
— Oui.
— Vous êtes rentrée aussitôt après ?
— Oui. Et je suis revenue chez moi à pied car j’avais le feu à la tête.
Comme quoi les foyers peuvent se déplacer, les gars ! Ils décrivent même une marche ascensionnelle, vous le voyez !
— Si bien que vous êtes arrivée chez vous ?
— Vers une heure, je suppose !
Elle sort un mouchoir de soie de son corsage généreux dans lequel elle aurait aussi bien pu loger une famille de quakers.
— Alors le petit misérable me faisait chanter ! Seigneur ! Eh bien, il n’a eu que ce qu’il méritait.
Sa colère est ignoble ! Elle se fout qu’on ait tué Suquet maintenant qu’elle a la preuve de sa vilenie. Je ne puis m’empêcher de songer — en tout bien tout honneur — que l’assassin aurait pu s’offrir la mère Bisemont du temps qu’il y était, sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Sa colère lui enflamme les bajoues, allumant, du coup, des reflets de soleil couchant sur ses bijoux.
— Le misérable ! il me trompait ! Oh ! le voyou ! Il abusait de moi !
Alors là, je trouve que Mme Rendsmoifolle envoie le bouchon un peu loin. Je veux bien qu’elle ait du tempérament, et même un brasero à la place du fignedé, mais tout de même elle charrie !
— Vous ne pensiez pas que ce gamin ne s’envoyait que des grand-mères ! fais-je brutalement, ne pouvant me contenir davantage.
Troïka sur la piste blanche ! Si vous entendiez tintinnabuler sa quincaillerie ! Elle se dresse, comme font ces dames de la Comédie-Française quand elles déclament du Corneille de la bonne année.
— Sortez, monsieur !
Je me trisse sans rien ajouter.
Ajouter quoi, d’ailleurs !
En passant le seuil du salon, je perçois un gémissement, puis un choc mou. Je me retourne. La mère Bisemont vient d’aller aux pâquerettes en port payé. Elle gît au travers du sofa, les jupes retroussées sur ses jambons…
J’interpelle le larbin.
— Dites, mon vieux, si vous avez des sels, allez en saupoudrer les salades de votre patronne !
Et sur cette bonne saillie (Mme Bisemont est une personne qui provoque la saillie) je me prends par la pogne et je m’emmène balader.
CHAPITRE X
Dans lequel je fais la connaissance d’une charmante personne ; et dans lequel la charmante personne m’apprend à la mieux connaître !
L’annuaire du cinéma m’indique l’adresse d’Anne Dotriche. Il me propose en outre sa photographie et je constate que la personne en question est une pin-up blonde, au regard langoureux, qu’il doit faire bon avoir dans son lit lorsqu’on est enrhumé.
J’apprends, toujours grâce à cet annuaire édifiant, qu’elle a tourné dans plusieurs grands films, dont La Quenouille en bâton ; N’égratigne pas mon cœur ; Une môme formide et Brioche fromage et constipation , grand prix de l’Esquimau Gervais à la biennale de Fouilly-dans-le-Tiroir. En outre elle a joué des pièces à succès telles Tu m’veux tu m’as (en indien yma sumac) et Y a de l’essence dans la lampe à souder , drame en trois actes et un point de soudure.
Lorsque je carillonne au beffroi du meublé qu’elle habite, son Pathé de campagne Marconi distille une musique qui vous oblige à planquer les pots de crème si on craint de les voir se transformer en beurre.
La môme vient m’ouvrir. Je la reconnais illico. Une belle pièce de collection à la mise très sobre. Elle porte un pantalon collant en imitation peau de panthère véritable. Des mules en lamé avec boutons de verre sur la tête de mule. Un corsage tango, décolleté jusqu’au pubis de Chavannes, et, dans sa merveilleuse chevelure d’or, un foulard d’Hermès représentant une arête de hareng sur une assiette.
— Vous désirez ?
— Quelques minutes d’entretien…
Elle se dit que je suis un admirateur et me fait pénétrer dans un studio nucléaire qui doit coûter une fortune à Bisemont.
— C’est pourquoi ? minaude-t-elle. Vous voulez un autographe ?
— Oui, là-dessus.
Je lui présente ma carte de poulet. Elle fronce les coups de crayons qui lui tiennent lieu de sourcils.
— Vous êtes flic ?
— Jusqu’au bout des ongles.
— Mais je…
Je la scrute. Elle joue peut-être admirablement les bonniches ahuries sur une scène, mais dans la vie, elle feint très mal la stupeur. Je suis prêt à vous parier une dent de sagesse contre la sagesse des nations que le père Bisemont l’a déjà avertie tubophoniquement de la probabilité de ma visite.
— Je viens par acquit de conscience vous poser une petite question, mademoiselle Dotriche.
— À votre service…
Elle est agréablement surprise de trouver un policier aussi beau gosse (si vous trouvez que je me fais trop mousser le pied de veau, dites-le-moi franchement, j’irai me faire dorer la pilule ailleurs). Elle me coule des regards qui sont de plus en plus vaselinés.
— M. Bisemont, que vous devez connaître, prétend avoir passé plusieurs heures en votre compagnie après que vous êtes sortie du théâtre hier soir, est-ce exact ?
J’ai droit à un sourire revu et corrigé par Louise Mariano.
— C’est exact, monsieur le commissaire.
Voici la preuve que l’homme d’affaires a prévenu la môme de ma visite. Car je n’ai montré à celle-ci que ma carte de police où mon grade n’est pas mentionné.
— Donc, en sortant des Variétés, vous êtes venus ici ?
— Oui.
Je soupire.
— M. Bisemont a beaucoup de chance…
— Flatteur !
— Je pense ce que je dis. Je vous ai vue dans Assieds-toi sur le brise-jet . Vous étiez fantastique.
— Oh ! je n’avais qu’un rôle insignifiant.
— Mais vous lui avez donné votre âme, chère Anne Dotriche, il ne pouvait donc plus l’être.
Alors là, c’est la trémousse style « je me suis installée sur une fourmilière ». Elle ne se sent plus.
— Je ne savais pas qu’il existait des policiers aussi courtois ! murmure-t-elle avec une voix qui lui vient de l’œsophage…
Elle se dresse, l’œil en point-virgule.
— Vous prenez un drink ?
— Volontiers…
Elle nous sert deux scotches carabinés. Et du bon. Ce n’est sûrement pas avec ce qu’elle gagne sur les planches qu’elle peut s’offrir du breuvage de first quality.
Avec ses cachets, elle peut toujours s’acheter de l’aspirine pour ses migraines. Et peut-être les bas Nylon que les plaisantins font sauter lorsqu’ils ont un ongle qui accroche !
Nous avalons nos scotches…
— Je suis bien aise de terminer ma journée par vous, dis-je, ça me permet de m’attarder…
J’ajoute, plein d’une fausse inquiétude :
— Vous devez peut-être vous préparer ?
— Du tout, ce soir il y a relâche, et Bisemont ne vient pas, à cause de…
Elle se mord les lèvres. Cette fois pas de doute, il l’a prévenue… Je joue la bonne bouille qui se laisse écraser sans relever le numéro de la bagnole.
— Vous allez peut-être trouver que je vais mal pour un flic, mais si vous êtes libre, on pourrait peut-être unir nos deux solitudes et casser une graine ensemble, qu’en dites-vous ?
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