J’en bave des ronds de bada. J’ai vu bien des meurtres étranges mais jamais des meurtres de conception aussi médiévale !
Y a de quoi descendre de vélo pour se regarder pédaler, je vous assure ! Je n’y comprends que pouic ! Je suivrais l’émission « L’atome, notre ami » (patronné par le professeur Kichi-Duhô-Duma d’Hiro Shima) plus aisément que les méandres de l’esprit salingue ayant conçu ce forfait.
Parce qu’enfin, pour résumer les données du problo : Hervé et sa petite poule organisent une mise en scène qui se déroule suivant leur plan. Le garçon va à la gare pour rallier Avignon… Et le lendemain après-midi, on découvre sa carcasse dans une armure. Môssieur s’est déguisé en homard.
— À quelle heure, le décès, doc ?
— Vers les minuit, à une heure près…
— O.K…
Je sors dans le jardin et je m’approche de la pièce d’eau…
Effectivement, je découvre des éclaboussures.
La peinture rouge sur la margelle moussue. Jusqu’à preuve du contraire, la môme Josée a donc dit vrai…
Comme je reviens au perron, le célèbre Bérurier, dit Béru-vaillant, s’annonce, mal rasé, vineux, cradingue comme s’il avait passé la nuit dans une poubelle de quartier pauvre.
— Quoi de neuf ? dit-il, parodiant le monsieur qui pénètre chez un antiquaire.
— Un mort ! Un !
— Quel genre ?
— Du genre Bayard ! Mais lui il n’était ni sans peur ni sans reproche ! J’ai un petit turbin pour toi !
— Quoi t’est-ce ? questionne-t-il en cherchant une application rigoureuse des Liaisons dangereuses de Laclos.
— J’ai là une jeune délinquante d’un genre assez spécial. L’espèce Saint-Germain-des-Prés-J3 tragique, tu vois ?
— Gy !
— Tu vas l’emmener… Une fois à la Grande Taule, tu t’arrangeras pour lui laisser l’occasion de mettre les bouts, tu saisis ?
— Et comment ! Et tu veux que je lui file le train ?
— Pas toi, car tu passerais aussi inaperçu qu’une bouse de vache sur un Aubusson. Une fois qu’on t’a vu, Gros, tu sais bien qu’on ne t’oublie plus ! Tu restes dans les rétines et dans les cœurs… Tu diras à Pinaud de la suivre.
— Elle est où-ce que, cette frangine ?
— Arrive !
Nous gravissons le perron. Bérurier sent la teinturerie négligée et le mégot froid. Dans le hall, Josée est blottie au creux de son fauteuil.
Je m’approche d’elle, je cueille son sac à main et l’ouvre. Dedans il y a ses clés, un portefeuille contenant deux mille balles et la photo d’Hervé. Je m’empare de la photo…
— Tu vas embarquer mademoiselle ! dis-je à Béru d’un ton extraprofessionnel. Elle est en état d’arrestation. Je l’interrogerai plus tard…
— Bien, monsieur le commissaire, dit le Mahousse en chopant la môme par une aile…
Je les regarde disparaître. On dirait un bœuf qui emmènerait paître sa bergère. Lorsqu’ils ont disparu, je grimpe à la chambre où s’effectua la mise en scène. Il n’y a plus d’ampoule dans la douille de l’abat-jour… Je reconstitue le tableau d’après la photographie qui fut expédiée à Mme Bisemont. Je me demande comment la vioque ne s’est pas rendu compte d’une présence derrière elle. Peut-être qu’elle a du parmesan dans les assiettes à hors-d’œuvre ? Pourtant elle ne m’a pas donné l’impression d’être sourdingue !
Je redescends, de plus en plus perplexe. Quand le père Bisemont va savoir qu’il y avait un macchab dans son armure, il va pousser une drôle de bouille ! Je ferais peut-être bien de lui apprendre la chose moi-même !
Mais auparavant, comme disent les Chinois, je vais aller faire un viron à la gare de Lyon.
* * *
La fille m’a dit que Suquet n’avait pas son billet. Conclusion, en demandant à tous les guichetiers susceptibles de fournir un billet pour Avignon, s’ils ont vu Hervé, j’ai une chance de retrouver sa trace. Car maintenant il est indispensable que je sache l’emploi du temps du garçon, entre son arrivée à la gare et son entrée dans l’armure des Bisemont.
Nanti de sa photo, je me farcis les différents guichets en baratinant les employés. À la quatrième tentative, je vois mes efforts couronnés de succès. Un petit zig en blouse blanche, calvitié et moustachu, prend un air inspiré en regardant l’image que je lui cloque sous le pif.
Lamartine devant son lac, un chat siamois sur ses cendres, un touriste anglais devant celles de Napoléon n’auraient pas une expression plus recueillie.
— Avignon, Avignon ! Une seconde pour Avignon, récite-t-il…
Il est en transe. Il s’efforce, il se sollicite, s’évertue, se tracasse…
— Oui, c’est bien lui…
— Alors il a pris un billet ?
— Oui.
— Vous n’avez rien remarqué de particulier ?
L’homme se plonge dans une profonde rêverie, derrière la vitre trouée qui le met à l’abri des vains du postillon.
— Non, il m’a demandé à quelle heure partait le prochain rapide pour Marseille… Je lui ai dit quatre heures douze…
— Il était seul ?
— Oui, d’ailleurs il n’a pris qu’un billet.
— Je veux dire : personne ne l’escortait ?
— Je ne l’ai pas remarqué !
Je salue ce vaillant employé de la SNCF dont la mémoire n’a d’égale que la courtoisie. Et je me dirige vers le buffet de la gare car il fait soif.
Au milieu de la populace disparate qui stagne là en attendant des trains, je m’efforce de comprendre ce qui est nettement incompréhensible…
— À quatre heures moins dix, Suquet a pris un billet pour Avignon. Son train partait vingt minutes plus tard… Et pendant ces vingt minutes il a changé d’idée ; il a renoncé à son départ… Il…
Je cigle mon blanc-cassis et je retourne vers mon employé.
— Encore un petit renseignement, cher ami : où se fait-on rembourser les billets lorsqu’on décide de ne pas les utiliser ?
— Guichet 14…
Je vais au guichet indiqué. Je tombe sur un aimable monsieur aussi gracieux qu’un hépatique cocu qui vient de recevoir sa feuille d’impôt le lendemain du jour où on lui a appris qu’il a la vérole et que son fils unique est en réalité de son voisin de dessus !
— Hier, cet homme ne se serait pas fait rembourser une seconde pour Avignon ?
Il balance un coup de périscope, très bref, sur mézigue d’abord, sur le portrait de Suquet ensuite !
— Ce petit trou du c… ! fait-il. Je pense bien !
« Il m’engueulait parce qu’il trouvait que ça n’allait pas assez vite !
— Quelle heure était-il ?
— Je vais vous le dire.
Il sort un registre d’un tiroir et le compulse…
— Il était quinze heures cinquante-deux !
— Merci…
Je m’enfonce davantage dans l’abrutissement. Ça se Corse, île de Beauté ! D’après les résultats de cette petite enquête, Suquet a acheté un billet qu’il est allé illico se faire rembourser… Alors là, c’est plus que le casse-tronche chintock. C’est le Sphinx qui fait du texte, les gars ! Vite de l’aspirine ou j’ai droit à la congestion cérébrale !
Je gagne le bureau de poste (je suis un favori des loteries) et je demande à un annuaire des téléphones l’adresse du burlingue de M. Bisemont. Il me la fournit sans difficulté et à la lettre B.
Je me catapulte alors dans mon carrosse à changement de vitesses et en moins de temps qu’il n’en faut à une jeune épousée pour chanter « Maman » sur l’air de La Marseillaise , me voilà devant un bel immeuble du boulevard Haussmann ; en caillou authentique, avec fromage autour des fenêtres, porte cochère en fer forgé et concierge absente sur la cour !
Une plaque de cuivre qui aurait valu, pendant la guerre, une pièce de pinard à son propriétaire, annonce en caractères plus gras que Bérurier que les bureaux de M. Bisemont sont au deuxième.
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