Je monte, j’entre, because on est prié de ne pas sonner, et je fonce dans un clapotis d’Underwood jusqu’à un bureau marqué « Renseignements ».
La belle enfant qui se prélasse derrière le meuble achève de rogner la peau morte cernant ses ongles avant de lever sur moi un regard langoureux comme douze chansons napolitaines.
— Oui, fait-elle avant que je lui aie rien demandé.
— M. Bisemont, s’il vous plaît !
— Vous avez rendez-vous avec lui ?
— Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas celle que vous pensez !
Elle se fend le tiroir, ce qui me permet d’admirer la délicatesse de ses amygdales.
— Sérieusement, c’est pour quoi ?
— Privé !
— Je ne pense pas qu’il puisse vous recevoir ; il est avec un acheteur étranger… Vous êtes acheteur ?
— Non, vendeur : je vends du malheur… Voici la carte de ma maison.
Je lui installe ma plaque de police sous le nez, qu’elle a fin, délicat et raccommodé par un émule de Claoué un jour qu’il sortait d’un banquet d’anciens combattants.
Elle s’exorbite.
— Police ! dit-elle.
— Oui, mon lapin. Prévenez M. Bisemont qu’il vende vite ce que son acheteur est venu lui acheter parce que je suis très pressé.
Elle se lève, tire sur sa jupe et disparaît par une porte matelassée comme le cabanon d’un frénétique.
Son absence est brève. Lorsqu’elle revient, elle a repris son aplomb, because le calme de son patron a dû lui en imposer.
— M. Bisemont va vous recevoir dans quelques minutes.
En attendant, pour tromper le temps, je lui fais un doigt de cour dans un verre de sirop en songeant à la poupée qui m’attend dans Paris à la même heure et qui doit avoir un début d’indigestion de lapin.
— M. Bisemont a beaucoup de chance, attaqué-je, très sec.
— Pourquoi ? gazouille la douce enfant cyranesque.
— D’avoir une aussi jolie secrétaire. Ma secrétaire à moi chausse du quarante-quatre et oublie de se raser !
Elle rigole.
— Vous êtes galant pour un policier.
— Oui, on m’appelle le commissaire du charme ! Les dames s’amusent à tuer leurs maris rien que pour le plaisir d’être arrêtées par moi !
Nouveau rire argentin de la ravissante pin-up. Elle a des seins comme je les aime : en forme de biberon. Et les regardant, on devient un farouche partisan du régime lacté.
Une poitrine commak, c’est la mort de Nestlé.
Je le lui dis en termes mesurés avec une chaîne d’arpenteur et elle ne se tient plus de joie. Elle regrette d’être enfermée dans un box vitré, car elle aimerait que ses collègues soient témoins de ce divertissement.
— Vous me plaisez beaucoup, mon chou, affirmé-je, j’adore les brunes.
— Mais je suis blonde ! objecte-t-elle.
— Je ne me fie pas aux apparences !
Là-dessus, le père Bisemont ramène sa fraise, accompagnant l’acheteur étranger, un Italien qui lui secoue le brandillon pendant un quart d’heure en l’assurant de l’expression, etc., etc.
Alors, la porte étant refermée, Bisemont s’avance vers mézigue.
C’est un monsieur. Un mètre quatre-vingts ; soixante piges, montre en main ; un costard prince-de-galles ; une cravate en laine tricotée… Une calvitie quasi complète lui évite d’avoir trop de cheveux blancs. C’est le genre d’hommes d’affaires plein d’allant, qui ne fera jamais son âge et dont le regard demande « combien ». Il doit avoir des bagnoles sport, des maîtresses dans la haute couture (comme clientes du moins) et une chasse en Sologne afin d’aller faire des galipettes en Normandie !
Il me toise de bas en haut, de gauche à droite, et tout ça dans le sens des aiguilles d’une montre !
Pas un muscle de son visage ne bouge, il a l’œil bleu, vif, acéré.
— Entrez, je vous prie.
Je pénètre dans son antre de businessman.
C’est clair, cossu, pratique.
— Asseyez-vous, monsieur le commissaire.
Il ne semble pas éprouver la moindre inquiétude. C’est un homme détendu en toutes circonstances. Pour lui, la vie est un jeu très grave, auquel il joue avec une superbe maîtrise.
Il contourne son burlingue, s’assied, joint ses doigts racés.
— Je vous écoute.
— J’ai une pénible nouvelle à vous apprendre, monsieur Bisemont.
C’est pas l’homme à piquer des vapeurs pour autant. On lui annoncerait qu’il a une bombe H sous son fauteuil, il se contenterait de demander à quelle heure elle explose pour faire annuler ses rendez-vous.
Je prends un temps, trois mouvements et la peine de réfléchir. Comme il ne me pose pas la moindre question, j’y vais de mon boniment.
— On a découvert le cadavre d’un jeune homme dans votre propriété.
— Qui a découvert ce cadavre ?
— Moi-même…
— Puis-je vous demander ce qui vous a amené à pénétrer chez moi sans m’en informer ?
Il a un self-contrôle qui rendrait jalmince une statuette chinoise.
— Je ne puis vous répondre pour l’instant.
« Sachez seulement que j’avais un motif valable.
Il n’insiste pas.
— Puis-je savoir ce que ce jeune homme faisait sous mon toit ?
— Je suppose qu’il… qu’il profitait de votre absence pour…
— Pour faire l’amour avec ma femme ? termine Bisemont à ma grande stupeur. Ce cadavre est celui de M. Suquet, je présume ?
Rideau ! Me voilà une nouvelle fois époustouflé. Quelle affaire, madame la baronne ! Quelle affaire !
CHAPITRE IX
Dans lequel j’ai de plus en plus l’impression de m’être fourvoyé dans le Palais des mirages
Je ne sais pas pourquoi, soudain, dans ce bureau d’homme d’affaires cossu, j’ai la désagréable impression que la réalité n’est pas réelle ; que tout est illusion, mirage et consorts…
Vous allez me répondre (si vous êtes poètes) que la vie elle-même est un mirage, une monstrueuse escroquerie à l’illusion, mais ma vie présente a franchement droit à un tour d’honneur dans le domaine du farfelu. M. Bisemont sortirait un lapin russe de son falzar ou se déguiserait en crème de beauté que je n’en serais pas autrement surpris.
— Vous étiez au courant ! bégayé-je, avec la voix flageolante du monsieur qui vient de se farcir une dame sans s’apercevoir que son mari roupillait au bout du lit.
Il a une mimique amère.
— Depuis toujours, mon cher monsieur. Ma femme est une nymphomane. Le premier mois de notre mariage, elle violait le garçon boucher. C’est vous dire…
« Lorsque j’ai compris qu’il n’y avait rien à faire contre ses débordements, j’ai fermé les yeux pour éviter le scandale ! C’est ce qu’on appelle la part du feu !
La part du feu au chose, oui ! Plutôt la part du lion (et pas celui de Belfort) ! Car mon petit doigt me dit que ce digne homme tenait à la dot de son incendiaire épouse. Il se foutait pas mal qu’elle roussisse la toile des draps pourvu qu’il puisse faire fructifier son flouze. Le fric qui abîme tant de choses en arrange beaucoup d’autres. Il rend compréhensif et même tolérant. D’ailleurs c’est lui qui est à la base des maisons de tolérance, ça veut tout dire, non ?
— Depuis quand avez-vous appris qu’elle avait des bontés pour ce Suquet ?
— Depuis le jour où elle me montra une lettre de chantage. J’ai fait faire une petite enquête par un policier privé et j’ai appris de la sorte l’existence de Suquet…
— Alors ?
— Je suis allé trouver ce garçon !
— Vous ?
— Oui. Je lui ai dit qui j’étais et je lui ai montré qu’il était bien inutile d’essayer de faire chanter ma femme ! Il a compris et, je crois, n’a plus réitéré sa petite saloperie…
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