— On peut dire que vous êtes un policier à la bonne franquette.
— On peut même ajouter qu’en dehors de mes heures de pointe, je ne suis pas policier pour un rond !
Bref, ça s’emmanche merveilleusement, si je puis me permettre cette image hardie. Une demi-heure plus tard, nous voilà installés chez Max, rue de l’Arcade, devant un homard à l’orange qui pourrait figurer sur la couverture d’un magazine gastronomique.
— Je te mets un coup de brut ? me demande Max.
— Et comment !
Maintenant, pour les ceuss qui ont un œuf en gelée à la place du cerveau, il est temps que je lève le voile de mes intentions. Mon secret désir n’est pas un désir secret, ainsi que vous seriez en droit de le penser ; mais j’aimerais bien faire pinter un peu miss Bonniche pour lui extraire les vers du pif. On ne me sortira pas de l’idée qu’avec des démonte-pneus et une charge de plastic que j’ai des choses intéressantes à apprendre sur Bisemont. De toute évidence, il a chapitré Anne Dotriche et si je sais manœuvrer, avant la fin de la soirée, l’aimable récolteuse de bravos m’aura vidé son sac. Voilà pourquoi je me montre aussi peu poulet que possible avec cette cocotte !
On écluse une première rouille avec le homard, une seconde avec la selle d’agneau aux aromates et on démarre une troisième avec le soufflé monseigneur.
Anne a une descente sur les pentes de laquelle on pourra organiser le slalom géant l’hiver prochain. Ça fait plaisir de sortir une péteuse qui consomme ce qu’on lui sert. Mesdames, souvenez-vous que les hommes ont un faible pour les femmes qui mangent !
Ils ont horreur des chichiteuses, des grignoteuses de biscottes, des mômes qui se contentent de foutre du rouge à lèvres sur les parois de leur verre, des abandonneuses de pilon de poulet, des égratigneuses de steak tartare, des lécheuses de gigot, des décapiteuses d’asperges, des fondeuses de sorbets, bref, des emmerdeuses maniérées…
Anne Dotriche mange bien, boit sec, que dis-je, boit brut (elle est bath celle-là, non ?), ce qui ne l’empêche pas toutefois de me casser les vestibules avec tous les potins du ciné. J’apprends que Jim Nastique est en ménage avec un agent cycliste ; que Dorothé Lipton va divorcer d’avec son quatorzième mari pour épouser le quinzième dans le seizième arrondissement et que l’actrice japonaise Fousy-o-Pô a chopé la jaunisse en visitant une usine de réglisse.
Après le dessert, nous nous éclipsons. La môme est à point. Elle se marre sans raison, tout bonnement parce qu’elle trouve la vie chouette à consommer, et je suis obligé de la soutenir par une manette pour la guider jusqu’à ma calèche.
Une fois de retour à son studio, elle me tend les bras.
— T’es le plus chic flic de la terre, assure-t-elle. Tu mérites que je t’embrasse.
Fort de cette distinction, je supprime la distance qui sépare nos bouches et je prends possession de mon lot. Ça ne vaut pas celui de la tranche spéciale de Noël, mais il est bon à ramasser. C’est du très bon ciné. Du ciné en relief, la fameuse invention des frères Tactils !
La petite Dotriche a du répondant. Elle sait faire face à ses engagements. J’ai peut-être rencontré (et croisé) des tortilleuses de croupion plus averties, mais aussi consciencieuses qu’elle, jamais ! Cette gosse c’est la réception de la reine d’Angleterre à elle toute seule : feu d’artifice compris !
Il a raison, Bisemont, de lui voter des crédits ; elle les mérite. En tout cas, les intérêts sont payés recta. Je me fais rembourser trois coupons et je téléphone à la caserne Champerret pour demander l’assistance de ces messieurs casqués de cuivre. Et puis, j’aime faire les choses sur une grande échelle.
Je n’ai pas l’habitude d’entrer dans des détails scabreux ; ou s’il m’arrive d’y entrer, j’en ressors toujours la tête haute ; mais je peux vous confier que je vis dans le studio de la belle Anne des instants de qualité.
Lorsque je lui ai fait la démonstration de mon appareil à débloquer les tiroirs de commode, elle me dit qu’elle l’adopte et m’en commande trois caisses avec robinets. Brèfle, l’entente la plus cordiale s’établit entre nous, bien qu’il n’y ait pas lerche de place, je vous le garantis par contrat renouvelable par tacite reconduction.
Je me tiens alors un langage véhément, pertinent, judicieux, et de circonstance. Je me dis textuellement ceci, sans en changer une virgule : « Mon San-Antonio joli, tu viens de prouver à cette délicieuse personne que rien de ce qui était humain ne t’était étranger ; maintenant, il te reste à te prouver à toi-même que tu es le flic number one de la cabane Poulaga. »
Aussitôt pensé, aussitôt fait. C’est maintenant à ma botte secrète que je fais appel.
— Mon amour bleu, susurré-je dans les entonnoirs acoustiques de la théâtreuse, je vais faillir à mon devoir professionnel qui consiste avant tout à garder le silence… Mais je tiens trop à toi désormais pour te laisser courir un danger…
Alors là, Mlle Anne se dresse sur un coude. Elle a la poitrine bien ajustée car, dans cette fameuse position, ses bouchons de radiateur continuent de me faire « hou les cornes ! ».
— Un danger ! déclame-t-elle en retrouvant sa voix profonde pareille à celle de Marlène Dietrich parlant dans un sépulcre.
— Oui. En ce qui concerne Bisemont. J’ai tout lieu de croire que ce monsieur est un dangereux sadique…
— Nnnnon ? chevrote-t-elle.
— Hélas. Et un sadique qu’a de l’initiative !
« Jusqu’à présent, il s’en est bien tiré, mais je pense qu’il a commis une bêtise et que nous réussirons à l’alpaguer… J’espère toutefois que nous y parviendrons avant qu’il ne tue pour la seizième fois !
— Pour la seizième fois ! Mais c’est abominable !
— Que veux-tu, c’est un sanguinaire.
Un grand silence s’établit à son compte. Je tourne le bouton du poste de radio. M. Jean Nohain est en train de sévir sur les ondes. Je le laisse aller, car j’ai besoin de bruit. Faut dire qu’il se déchaîne en ce moment. Il est en train de présenter au public de l’Alhambra-Maurice-Chevalier une reconstitution des Contes de Perrault. C’est Michel Simon qui est déguisé en Petit Chaperon rouge et Charles Humez qui fait la grand-mère ! Une trouvaille, quoi ! Le loup arrive, sous les traits de Fernandel.
Au lieu de bouffer la grande vioque il chante L’Ami bidasse au Chaperon rouge et tout de suite après, la Musique de l’air joue Monte là-dessus …
Tandis que je m’esbaudis, Anne réfléchit, ce qui ne lui arrive qu’une fois par année bissextile.
Soudain elle met fin au génie récréateur de M. Nohain.
— Dis-moi… C’est sérieux, pour Bisemont ?
Je hausse les épaules, très détendu.
— Oh ! une erreur judiciaire est toujours possible !
— Mais suppose qu’il soit ce que tu dis !
— On le piquera un jour. On finit toujours par les posséder…
— Seulement d’ici là…
— Tu comprends, nous aurions seulement une preuve…
— Une preuve ?
— Une preuve qu’il nous a menti. Mais non, chaque fois il possède un alibi à toute épreuve ; tiens, pour l’affaire de cette nuit par exemple… Pendant le meurtre il était ici, dans tes bras de velours… Que veux-tu objecter à ça puisque tu en témoignes !
Elle a un frémissement, comme une barque prenant le courant du fleuve.
Ses cheveux d’or (teinture Oréal, j’en ai la preuve) tombent en pluie devant ses yeux, comme le feuillage d’un saule en automne (si après ça je n’ai pas droit à la retraite des vieux scribouilleurs et à l’Académie, c’est à se foutre dans le graffiti scatologique).
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