Je finis par dégauchir le père Pinaud, tassé sur une banquette devant un grog carabiné. Il attend que ça refroidisse pour s’expédier des calories made in Jamaica dans la boîte à ragoût.
Je continue mon exploration et j’aperçois Josée, tout au fond de la salle, assise derrière des pots de fleurs contenant des plantes vertes en Fibrociment peint à l’huile.
Elle ne quitte pas l’entrée du regard.
Le vieux reliquat d’existence avait raison : manifestement, et de toute évidence, elle attend quelqu’un…
En attendant l’arrivée dudit quelqu’un, je commande une bière blonde (ce soir je ne me tape que des blondes) et je me mets à réfléchir au décès de Louis XVI, me demandant quelle aurait été la réaction de la Lloyd si le monarque avait souscrit une assurance sur sa tête.
La suite des événements ne me laisse pas le temps de tirer la chose au clerc. Je vois la môme Josée qui réprime un mouvement de joie en regardant s’avancer vers elle un monsieur qui n’est autre que le père Bisemont.
S’il me restait encore de la poudre à étonner, je m’étonnerais, seulement j’ai épuisé mon stock au cours de cette journée ahurissante et je dois attendre le passage du représentant pour me réapprovisionner.
Bisemont a mis un pardessus trois-quarts dont il a relevé le col. Vraisemblablement, il ne tient pas à être reconnu et son vœu le plus ardent serait de pouvoir se déguiser en homme invisible.
Il déplore sa réalité organique et, ne pouvant lutter contre cela, file vers Josée Boyer, après avoir erré dans la salle. Il s’assied furtivement aux côtés de la jouvencelle. Ils entreprennent alors un bref colloque. Puis Bisemont tire son larfeuille de sa poche et l’ouvre sous la table. Il compte des biftons, j’en jurerais sur l’honneur d’un ministre des Finances.
D’ailleurs, la vendeuse de blues tend la main. Puis elle empoche quelque chose qui, en aucun cas, ne saurait être un aspirateur à fréquence variable.
Le garçon s’approche pour s’enquérir des desiderata de monsieur. Mais celui a un geste de dénégation et se lève. Brève poignée de jointures avec la môme… Il se brise.
Je lance de la mornifle sur le rade et je lui emboîte le pas. Pinaud continuera de filer le train à mademoiselle. Je le laisse au charbon jusqu’à la pneumonie double incluse.
Bisemont remonte l’avenue à grandes foulées. Il doit faire son réveil musculaire tous les matins, car il est dans une forme physique étonnante… Les séances de vibro-masseur chez Anne Dotriche ne sont pas étrangères non plus à son parfait état de conservation. Voilà une fille qui vaut toutes les jouvences, fussent-elles de l’abbé Soury ou de Sa Sainteté le pape.
Bisemont s’arrête devant sa voiture : une Bozon-Verduraz grand sport carrossée par Dior, avec embrayage à injection superposée et à conjonction de coordination, siège basculant et préposition invariable.
Il prend place dans son véhicule à essence et démarre. Par un hasard prodigieux, ma chignole est remisée à dix mètres. Je la réintègre et me lance à la poursuite du businessman ; un feu rouge me le restitue.
Ensuite c’est les mille milles dans Paris… Ce Bisemont, quel téméraire ! Il roule à tombeau ouvert jusque chez Anne Dotriche afin de lui jouer Déloque-toi bureau fermé !
J’ai du mal à le suivre, bien que la nature, ou le barbu, m’ait pourvu d’un coup de volant qui n’est pas sans rappeler celui de Fangio.
Je ris sous cape en voyant le cher homme s’engouffrer dans l’immeuble de la théâtreuse. Il va se faire recevoir, le chéri ! Avec ça que la demoiselle a été comblée comme une carrière abandonnée !
Je me dis que le moment est proche où je vais lui sauter au colbak, car sa culpabilité ne fait plus de doute.
Un faisceau de présomptions graves l’accablent. Pour éclairer votre lanterne vacillante, je vais me payer le luxe de vous les énumérer :
Primo : il savait que Suquet était l’amant de sa femme et la faisait chanter.
Deuxio : il m’a donné un alibi bidon concernant son emploi du temps de la soirée.
Troisio : il est venu apporter de l’artiche à miss Josée, vraisemblablement pour lui clouer le bec.
Avec tout ça, il est bon pour l’abbaye de Monte-à-Regret… Encore qu’en France, les cocus aient droit à la clémence des jurys et à la retraite des vieux ; leurs cornes étant des cornes d’abondance !
Un moment s’écoule, assez longuet. Puis Bisemont réapparaît. Ce n’est plus le même homme. On dirait qu’il vient de passer ses grandes vacances dans un bain de vapeur. En dix minutes, il a maigri… Son visage s’est creusé… D’une démarche fixe, il va à sa chignole… Au lieu de déhoter, il reste un moment abruti derrière son volant… Enfin il démarre, mais son démarrage manque de nerfs… Sa voiture grand sport doit avoir l’impression de remplacer un moulin à café au pied levé.
Je démarre itou, puis je me dis que cette poursuite infernale est plus ridicule qu’un Bardot (produit, selon le dictionnaire, de l’accouplement d’un cheval et d’une ânesse). Je sais où repêcher le bonhomme… M’est avis que je ferais mieux d’interviewer la mignonne Anne Dotriche. Dans le feu de l’explication, Bisemont a peut-être laissé échapper des paroles imprudentes qu’il est bon de récolter pendant qu’elles sont encore chaudes dans les étagères à lunettes de miss Soubrette.
Je gagne le studio de la grrrande vedette de demain et je toque à sa porte, qu’en partant Bisemont a négligé de fermer. Anne doit être en train de se baliser la surface de réparation dans la salle de bains. Elle n’entend pas, les robicos de sa baignoire faisant un bruit supérieur en intensité à celui que produit mon index replié sur le panneau central de sa porte.
Je pénètre donc at home. Après tout, elle m’a prouvé que j’avais mes petites entrées dans son intérieur.
Le livinge est vide…
— Coucou ! crié-je, ce qui est de circonstance lorsqu’on prend la suite de Bisemont.
J’attends un instant, puis je vais frapper à la porte de la salle de bains. Les robinets font un bruit niagaresque.
Il est peu discret de surprendre une dame dans sa salle de bains, même lorsqu’on connaît cette dame de visu et de tactu !
C’est pourquoi, en parfait galant homme, décoré de la courtoisie française par le syndicat des chauffeurs de taxis parisiens, je retourne m’asseoir.
Une minute se passe et que vois-je paraître, sous la lourde du cabinet de toilette ? Un filet de flotte ! Tel que je vous le dis. La baignoire déborderait que ça ne me surprendrait pas outre mesure, comme dit mon tailleur.
Je fonce, j’ouvre… Et qu’entr’aperçois-je ? Anne Dotriche affalée sur le carreau mouillé de la salle de bains, en peignoir, avec, dans la gorge, un coupe-papier enfoncé jusqu’à la garde.
Avouez que ça la fout mal, hein ?
Quand je pense qu’une heure auparavant j’affirmais sans y croire que M. Bisemont était un dangereux sanguinaire ! Je ne suis pas fiérot. En somme, c’est à cause de moi qu’elle est morte, la belle déclameuse. Elle a dû témoigner une trop grande répulsion à son jules. Il a pigé qu’elle était au parfum de quelque chose ; il l’a cuisinée et elle a fini par cracher le morcif. Alors il l’a assaisonnée. Et moi, bonne bouille, je faisais le poireau, en bas, tandis qu’il lui moissonnait la carotide !
Ah ! misère !
Il ne me reste plus qu’à appréhender Bisemont et à lui exprimer ma façon de penser.
CHAPITRE XII
Dans lequel Bérurier se réveille pour la deuxième fois et se donne un peu d’exercice afin de ne pas se rendormir
Le larbin gourmé de naguère répond à mon coup de sonnette. Il n’est plus habillé en esclave et se trouve en bras de limace. Probable qu’il achevait d’aider la cuisinière à faire la vaisselle ; à moins qu’il ne la passât à la casserole.
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