— Vous avez conservé cette lettre anonyme ?
— Non…
— Naturellement ! rigole grassement Béru à qui « on ne la fait pas ».
— Un mari n’a guère envie de conserver des missives de ce genre, objecte Bisemont !
— Vous saviez que votre femme vous trompait, m’avez-vous dit ; et vous sembliez fort bien vous accommoder de ses frasques !
— Oui.
— Alors, pourquoi brusquement prendre à cœur une lettre anonyme ?
— Je craignais que ma femme ne se livre à des débordements trop spectaculaires, voyez-vous !
Toujours ce souci du standing !
— Il est fâcheux que vous n’ayez pas conservé cette lettre !
— Je m’en rends compte maintenant. Mais ma secrétaire peut vous dire que j’ai reçu un pneumatique un instant avant la fermeture des bureaux.
— Qu’est-ce que ça prouve, vous devez en recevoir quinze par jour ! Celui-ci était écrit comment, à la main ?
— Oui, mais en écriture bâton !
Je fixe Bisemont. Confusément, quelque chose me trouble… J’ignore quoi. Magnin fait une furtive entrée et dépose sur mon bureau l’arme du meurtre.
Je la pousse vers Bisemont. Il a un mouvement de recul.
— Vous reconnaissez ?
— C’est bien ça… Mon coupe-papier…
— On vous l’aurait dérobé, alors ?
— Sans doute !
— Tu parles, Charles, bredouille Béru qui a de l’esprit en toutes circonstances.
Je dessine dans l’air chargé des effluves pédestres de Béru un grand signe d’indifférence, dont le motif rappellerait soit un coucher de soleil sur la chaîne des Alpes, soit le projet d’un maillot collant pour Brigitte Bardot (un Bardot n’est pas forcément le résultat d’un cheval et d’une ânesse).
— Passons pour le moment et venons-en à l’entrevue que vous venez d’avoir avec Josée Boyer, la petite amie de cœur de Suquet…
Il se rembrunit.
— Je sais, je n’aurais pas dû céder…
— Racontez !
— Dans la soirée, elle m’a téléphoné…
— Vous la connaissiez ?
— Absolument pas !
— Et pourtant vous vous êtes rendu à son rendez-vous ? Décidément, monsieur Bisemont, pour un homme d’affaires occupé, vous cédez facilement à la moindre invite : une lettre anonyme, un coup de fil qui l’est presque et vous voilà aux ordres.
Il plisse le front.
— Elle m’a dit qu’elle était la fiancée de Suquet ; que la police l’avait appréhendée et qu’elle s’était échappée. Elle n’avait pas d’argent et ne savait où se réfugier…
— Alors votre bon cœur a pris le pas sur la prudence !
— Je lui ai porté quelques subsides…
Je me lève car une délégation de fourmis commence à me grimper le long des cannes. Béru, d’un hochement de tête, me demande s’il doit continuer la fiesta et offrir à M. Bisemont un échantillonnage plus complet de son savoir. Le Gros a fait ses études à la Manufacture des passages à tabac. Il connaît cet art délicat depuis la taloche commune jusqu’aux mandales roulées, en passant par le guili-guili moyenâgeux.
Je lui réponds d’un autre signe, dont la brièveté n’ôte rien à l’éloquence, que je juge la chose inutile pour l’instant. J’ai la matière grise en pleine ébullition. De toute évidence, l’homme d’affaires ment. J’aurais même tendance à croire qu’il ment par omission. Enfin, quoi, il suffit qu’une petite péteuse lui balance un coup de grelot en pleine nuit pour qu’aussitôt il quitte sa maison avec de l’artiche plein les vagues pour les semer à tous vents ! Non ! Non ! et mille fois non ! Cet homme a les pieds sur la terre. Il sait ce que vaut le fric ! Il n’est pas influençable ! Pour qu’il agisse ainsi, il a dû avoir un mobile sérieux… Car ce qu’il a fait était très compromettant. La fille venait de lui dire qu’elle avait échappé à la police, c’est par conséquent à un détenu en fuite qu’il apportait de l’argent ! Un acte d’une telle gravité n’a pu avoir qu’un mobile plus grave encore ! Mais je connais les hommes. Depuis que je suis dans la poulaillerie, j’ai fait mes classes en matière de psychologie appliquée. Je me rends très bien compte que, plus on « questionnera » le monsieur, moins il sera loquace. Il a franchi cette espèce de ligne de peur au-delà de laquelle un prévenu devient comme inaccessible.
Je me tâte. Ce que je mijote est très risqué, pourtant n’est-ce pas les placements téméraires qui rapportent le plus d’argent ?
— Vous pouvez rentrer chez vous, monsieur Bisemont.
Le regard qu’il pose sur moi est semblable à deux ventouses. Il se plaque à ma peau comme un caoutchouc suceur.
— Je peux rentrer ?
— Mais oui !
— Vous…
— Pardon ?
— Vous ne m’inculpez pas ?
— Pas encore…
Il me contemple un instant, comme s’il flairait tout l’insolite de mon comportement, comme si cette incroyable clémence lui paraissait plus inquiétante qu’une arrestation en bonne et due forme.
— Je ne vous précise pas de vous tenir à la disposition de la justice, n’est-ce pas, cela va de soi ! Il serait extrêmement fâcheux que vous ayez des affaires à traiter en Amérique du Sud brusquement…
— Soyez sans crainte, monsieur le commissaire…
Il me salue et néglige le Gros auquel il ne pardonne pas ses façons brusques.
Quand il a franchi le seuil, Béru explose comme un ballon trop gonflé.
— Non, mais t’es louf ! braille-t-il en secouant les jambons qui lui servent de bras…
— Silence, subordonné insubordonné !
— Ça se voit gros comme la cathédrale de Chartres qu’il est coupable, ce mec ! Il a une gueule de faux témoin !
— C’est ça, lui dis-je : de faux témoin, mais pas de vrai coupable !
— Tu crois que c’est le moment de faire de l’esprit ?
— Souviens-toi d’une chose, Béru : pour un Français, c’est toujours le moment !
— Tu me les casses, déclare-t-il brusquement.
— Pour ce qu’il en reste, c’est pas des dégâts très graves !
Il hausse irrévérencieusement ses épaules de bon mammouth.
Je consulte ma montre. Elle marque minuit et des.
— D’accord ! Tu présenteras mes hommages à ta baleine et mes amitiés au coiffeur.
Il enfonce son bitos crasseux jusqu’à ses sourcils touffus.
— San-Antonio, tu es un affreux type ! On pourrait croire que t’es gentil, mais avec tes calembredaines, tu ne respectes rien : ni les foyers détruits ni les hommes d’élite !
Remué par cette protestation qui lui vient du cœur à travers un matelas de graisse, je lui colle la bourrade de l’affection.
— Dis, l’obèse, tu ne vas pas faire de l’agitation sociale à ces heures, non !
Il sort, dignement. Tel un plénipotentiaire rapportant une réponse négative à ceux qui l’ont mandaté !
CHAPITRE XIII
Dans lequel, bien qu’il fasse nuit noire, je vois poindre une lueur
J’ai pris la position initiale, favorite et décontractée de Bérurier. Je me suis installé dans son fauteuil pivotant, et j’ai mis mes souliers sur son bureau en prenant soin de laisser mes pieds à l’intérieur. J’attends, avant d’aller m’abandonner dans les bras de Morphée, un coup de tube du père Pinaud. Je ne dors pas, je rêvasse… Je suis dans cet état second qui vous tient en suspens à quelques centimètres du sol. Je pense à l’affaire… Ça, vous l’imaginez sans peine.
Tout est extraordinairement mystérieux. Pire que mystérieux : déroutant ! De tous les éléments bizarres que j’ai rassemblés pendant cette moisson de points d’interrogations de la belle année, celui qui me paraît le plus curieux, c’est le coup de la gare de Lyon. Ce Suquet, qui achète un billet et se le fait rembourser immédiatement, me tourmente comme une dent gâtée lorsqu’on mange du chocolat.
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