« Mme Bisemont, forte de son acceptation, s’est sauvée, comme si elle avait peur… Elle avait son idée : tuer cette petite ordure qui l’avait bafouée sur tous les plans et de la plus ignoble façon… Seulement, elle prévoyait que leurs relations pouvaient êtres dévoilées lorsqu’on enquêterait sur la mort de Suquet. Elle a voulu se préparer un alibi. Le hasard le lui a fourni en me plaçant sur sa route. Elle a joué le jeu avec moi, m’a emmené à Malmaison et m’a laissé croire qu’elle était persuadée de ce meurtre… Que risquait-elle, puisque à l’heure où on pouvait la soupçonner Suquet vivait ?
« Après m’avoir quitté, ayant admirablement joué son rôle de femme affolée, nettement dépassée par les événements, elle vous a adressé une lettre pour vous attirer à l’heure à laquelle elle avait décidé de tuer Suquet dans un endroit désert. Elle ne voulait pas que vous puissiez fournir un alibi, car sa décision était prise : vous charger du meurtre. Ainsi elle se débarrassait simultanément de l’amant et du mari ! À elle l’avenir !
Bisemont croise ses mains. Il semble souffrir.
— Oui, je sais tout cela, maintenant, affirme-t-il.
— L’idée de l’armure était une trouvaille, poursuis-je. C’était amener ce jeune crétin à se neutraliser lui-même. Elle l’a étranglé sans qu’il puisse se défendre, à l’heure où elle prétend être allée au cinéma.
— Hélas ! se lamente Bisemont.
Je détourne les yeux.
— Monsieur Bisemont, sans le vouloir, j’ai provoqué la mort de votre maîtresse.
Il sursaute :
— Vous ?
— Oui. En disant ceci à Mme Bisemont lorsque je l’ai questionnée sur son emploi du temps à l’heure du crime : « J’ai posé cette question à votre mari qui y a répondu de façon satisfaisante ! »
« Elle a pensé alors que vous n’étiez pas allé au rendez-vous fixé par la lettre anonyme et que vous aviez passé la soirée chez votre maîtresse : il fallait absolument tuer ce témoin gênant ! Elle a pris votre coupe-papier afin que le meurtre soit signé, et… elle a fait le nécessaire… Lorsque Josée Boyer, la fiancée de Suquet, a appelé pour demander de l’aide, Mme Bisemont était déjà partie pour exécuter son deuxième forfait.
— Mon Dieu ! balbutie Bisemont, elle est sans doute folle !
— Son avocat pourra toujours plaider l’irresponsabilité, conviens-je.
J’oriente le débat.
— Dites-moi, la petite Josée nous a échappé pour de bon. Elle savait tout ?
— Elle nous soupçonnait, admet Bisemont. Elle a raisonné comme vous, mais plus vite. Elle m’a dit : puisque Hervé n’est pas parti, c’est qu’il avait rendez-vous avec votre femme parce que notre coup fourré n’a pas pris ! L’un de vous deux a tué mon fiancé, je veux de l’argent en attendant qu’on découvre le coupable. C’est moi qu’on soupçonne. Tant qu’on me soupçonnera, vous serez peinard et pourrez préparer votre défense… Alors payez ! C’est une fille de tête !
— C’est déjà une garce, appuyé-je… Vous lui avez donné combien ?
— Cinquante mille francs ! Et je lui ai promis de lui envoyer cinq cents billets demain à la poste restante de Lyon, bureau principal. Seulement elle a dû réfléchir et elle m’a fait adresser une lettre exigeant plus de suite !
Je secoue la tête.
— Cette lettre-là était de moi. C’est un de mes hommes qui vous l’a remise…
— Grand Dieu ! soupire Bisemont. Si j’avais pu me douter !
— Comment a réagi votre femme ?
— Elle m’a dit qu’elle allait parler à Josée, lui faire comprendre…
— Oui, elle avait emporté un revolver pour mieux lui expliquer. Heureusement qu’elle est myope, sans quoi elle me flinguait sous le nez une brave femme que j’avais engagée pour la circonstance !
Cette fois, il ne dit plus rien. Il songe que sa vie est finie. Il ne lui reste plus qu’à bazarder ses biens et à aller crever sous d’autres cieux.
— Puis-je téléphoner ?
— Faites !
Je passe des ordres pour qu’on installe une souricière à la poste centrale de Lyon. J’ai une leçon de morale à faire à miss Josée. Je voudrais bien qu’elle ne devienne pas une Mme Bisemont. P’t-être bien qu’il est encore temps d’intervenir ? Quoiqu’elle me paraît bien contaminée déjà !
Saleté d’époque !
CHAPITRE XVI
Par lequel je conclus comme j’ai commencé : c’est-à-dire par un veau mangeant des paupiettes !
— Elles sont fameuses ! déclare Hector.
C’est l’anniversaire de Félicie. Il s’est fendu d’un bouquet de roses pompon qu’il a cueillies contre les chiottes de son voisin.
Il a mis un col en Celluloïd trop large, qui le fait ressembler à un clown endimanché. Il s’est fait la raie au milieu, comme un homme de droite qui vote au centre ; et il parle très doctement, en savourant les paupiettes de Félicie.
— Tu sais qu’on a enfermé Mme Bisemont, dit-il.
— Je sais que son mari s’est bien débrouillé !
— Elle s’est trop donnée aux bonnes œuvres, rectifie Hector, ça l’a surmenée.
— Que veux-tu, il ne faut pas se donner plus qu’il n’est raisonnable !
— Nous avons une nouvelle présidente…
— Ah oui ?
— Alors là, le nec plus ultra !
— Pas possible !
— Si. Mme Tupran-Duron, des Pâtes alimentaires… Personne très distinguée. Son mari est député…
— Tu penses : un homme qui connaît les nouilles à fond, c’est tout indiqué.
Ma plaisanterie ne fait pas sourire Hector. Il prend le parti le plus sage, celui de m’abandonner à mes pauvretés et de prendre Félicie comme unique public.
— Cousine, faites-moi le plaisir de venir à notre gala le mois prochain : il y aura une exposition de chats siamois, Matrice et Pario, et une tombola fantastique ; le premier prix, je crois bien que c’est…
— Une nuit d’amour avec Mme la présidente ? demandé-je suavement.
Hector s’étouffe.
FIN