Je me mets à lui raconter par le menu la suite des événements.
Bisemont m’écoute gravement… Sans m’interrompre. Lorsque j’ai fini de jacter, il promène sa main racée sur sa calvitie et esquisse une petite grimace.
— Tout cela ressemble à un monstrueux enfantillage, dit-il.
— C’est aussi mon avis, monsieur Bisemont. Mais lorsqu’un enfantillage se termine par un meurtre, il mérite qu’on s’y arrête !
— Oui, évidemment…
Le soupir qu’il exhale me laisse entendre que s’il avait la faculté de recommencer sa vie, il épouserait une vache normande, une brouette chinoise, une caisse d’horloge, mais surtout pas sa femme actuelle.
— Monsieur Bisemont, attaqué-je, j’espère que vous ne prendrez pas ma question en mauvaise part, mais je suis obligé de vous demander ce que vous faisiez cette nuit, entre onze heures du soir et une heure du matin !
— C’est l’heure à laquelle ce garçon a été tué ? demande-t-il.
— Approximativement, oui !
— Dois-je en conclure que vous me soupçonnez ?
Son calme cherche à m’en imposer ; mais on imposerait plus facilement un percepteur sur des bénéfices illicites que le gars San-Antonio lorsqu’il cuisine un bonhomme.
— Vous pouvez conclure en tout cas une chose, monsieur Bisemont : c’est que je suis un flic en train de faire son boulot.
Il sourit.
— Ne vous fâchez pas ; je trouve ça très normal.
— Tant mieux ; lorsqu’on travaille dans la compréhension tout devient tellement plus facile.
Il pousse vers moi un coffret à cigarettes grand comme un poste de télévision (grand écran). Je puise au hasard une sèche couleur pastel à bout doré. Le genre de truc exotique qui ferait dégobiller un rat.
— Vous n’avez pas encore répondu à ma question, monsieur Bisemont…
— Oh ! pardon… Je réfléchissais précisément… Car c’est une question qui mérite réflexion…
— C’est juste !
Il fait craquer ses jointures. On dirait que le roi Farouk vient de s’asseoir sur un sac de noix. L’arthrite qui commence son turbin de sape.
— Hier soir, j’ai dîné avec l’industriel italien que vous avez vu sortir de mon bureau tout à l’heure, M. Alonzo Caboulo de Milan, il est descendu à l’hôtel Métropol. Repas chez Lasserre. Ensuite je l’ai emmené à mon club, avenue de l’Opéra… Nous avons bridgé jusqu’à onze heures environ… Après quoi…
Il s’arrête.
— Après quoi, monsieur Bisemont ?
— Nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? murmure-t-il.
— En ce qui me concerne, je puis vous en donner l’assurance formelle !
Il a un fugace sourire.
— Ensuite, donc, j’ai pris congé de mon client et je suis allé chercher ma maîtresse à la sortie du Théâtre des Variétés, où elle joue une pièce de Lagarenne-Colombes !
— Le nom de cette vedette ?
— Anne Dotriche. Il ne s’agit pas encore d’une vedette. À vrai dire elle fait une soubrette. Ça a l’avantage de lui permettre de sortir avant les autres…
— Vous l’avez attendue où ?
— À la brasserie attenante au théâtre… Les garçons peuvent en témoigner…
— Et après ?
— Mon Dieu, après, je l’ai raccompagnée jusque chez elle…
— Vous l’avez quittée à quelle heure ?
— Je ne sais pas au juste, mais il était certainement plus d’une heure du matin…
— Bon, pour l’instant je me contenterai de ça… Maintenant, tout à fait officieusement, cher monsieur, avez-vous une idée quelconque sur la personnalité de l’assassin ? En dehors de l’histoire (combien puérile) du chantage, je me trouve devant un mystère assez sensationnel : Suquet est allé à la gare. Il a pris un billet pour Avignon, qu’il s’est fait rembourser immédiatement, et à minuit il se trouvait chez vous, ayant revêtu une armure. On l’a étranglé ! Pourquoi ? Je paierais très cher pour le savoir, même si je n’étais pas le flic chargé de l’enquête…
Bisemont, une fois encore, fait craquer le petit fagot d’os qui lui sert de pogne.
— Je suis aussi stupéfait que vous, commissaire.
Il réfléchit un court instant.
— Ma femme est-elle au courant de ça ?
— Pas encore… Je le lui apprendrai moi-même dans un instant ! Je vous demande de ne pas l’avertir avant !
— Comme vous voudrez, mais ménagez-là !
— C’est juré !
Il se lève. Depuis un moment des petits voyants de couleur s’allument sur le vaste cadran de son poste téléphonique. Il a hâte que je les mette. Business is business ! Ce cher cornard doit avoir des tonnes de coton à acheter et des wagons de sucre à vendre… Je ne peux rien pour lui, en fait de coton je n’en ai même pas (comme c’est le cas de Pinuche) dans les éventails à moustique et en fait de sucre, aux toutes dernières analyses, on n’a pas trouvé trace de diabète dans les urines lumineuses de votre cher petit San-Antonio !
En sortant, je refile mon sourire chlorophyllé à la demoiselle des renseignements. Je m’approche d’elle lorsque Bisemont a réintégré son burlingue.
— Dites-moi, mignonne, puisque vous êtes préposée aux renseignements, je vais vous en demander un.
— À votre service, gazouille-t-elle.
— Qu’est-ce que vous faites ce soir ?
— Le dîner de mon mari, dit-elle en brandissant son annulaire comme s’il s’agissait de la châsse contenant les reliques de la bienheureuse Broutemiche qui défendit contre les Conoques venus d’Asie : Mantes-la-Jolie, Perte-la-Blanche, et Varennes-la-Saint-Hilaire !
Vous remarquerez la puérile fierté qu’éprouvent les femmes à avoir un anneau au doigt ! Il semblerait que l’état d’épousée leur conférât une suprématie alors qu’il n’est fait que de servitudes. Ces dames épousent des ivrognes, des brutes, des cocus et elles en sont fières parce que le quidam en question leur a filé son blaze. Elles veulent bien torcher des gosses, repriser des chaussettes, ramasser des trempes, à condition de s’appeler Mme Durand !
Je n’insiste donc pas.
— Si un jour vous trouvez votre vie trop lourde, mon cœur, venez chez moi, j’ai une paire de balances : on la pèsera pour vérifier la surcharge !
* * *
Lorsque le larbin m’annonce à la mère Bisemont, cette digne personne a le moral qui fait « tilt ». On m’introduit jusqu’à elle et je la découvre, ravagée, sur un canapé crapaud, qui lui va à ravir. On dirait un tas d’or dans un écrin. Elle a l’œil plus pesant qu’un sac de pommes de terre et ses lèvres ont un petit air de gargouilles.
— Pourquoi êtes-vous venu ! soupire-t-elle.
Elle est affolée par ma visite. Tout chavire, tout chancelle autour d’elle. La pauvre piocheuse de slips se croit perdue dans les sables mouvants. Elle se dit que je vais faire éclater la vérité à bout portant et que ça va saigner pour son standing.
Je lui décoche un petit sourire cordial et je m’assieds en face d’elle avant qu’elle m’ait invité à le faire, car je vais au-devant des désirs de mon prochain, parfois.
Je lui bonnis toute l’histoire, telle que je viens de la raconter au mari. Au fur et à mesure, une expression d’horreur intégrale se répand sur sa frime. Le coup de l’armure la fait grelotter. Son râtelier se décroche et s’avance dangereusement hors de sa bouche. Elle le rattrape de justesse à la dernière seconde.
— Je vis un cauchemar, fait-elle.
Pour la calmer, je la rappelle aux réalités, et pour la rappeler aux réalités, il me suffit de lui poser une minuscule question :
— Qu’avez-vous fait, madame Bisemont, cette nuit, entre onze heures du soir et une heure du matin ? Excusez-moi, mais je suis obligé de vous poser une telle question. Votre mari, que je quitte, y a répondu d’une façon satisfaisante.
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