— En emportant la carpette ?
— Oui, elle était tachée…
— Et vous avez aussi récupéré l’ampoule ?
— Oui…
— Bon, continue, et magne-toi parce que je commence à trouver qu’on s’éternise…
— On est rentrés à Paris !
— Comment ?
— J’avais loué une 2 CV dans un garage du boulevard Montparnasse !
— Pourquoi ?
— Pour éviter le centre de Malmaison. Et puis on avait pensé à la carpette qui serait tachée et qu’il faudrait embarquer.
— Vas-y, je t’écoute…
— Après j’ai emmené Hervé à la gare de Lyon.
— Pour quoi faire ?
— Il devait filer à Avignon et m’y attendre…
— Pourquoi à Avignon ?
— C’est une ville que nous aimons… Il devait descendre à l’Hôtel du Pont…
— Pourquoi filait-il sans toi ?
— Pour la vérité de notre scénario, il devait disparaître, vous ne comprenez donc pas !
— Oui, je vois. Note qu’il ne risquait pas grand-chose à attendre dans un hôtel d’ici…
— C’est lui qui avait voulu.
Évidemment. Le petit lâche avait peur de trop se mouiller. Il voulait bien se prêter à la mise en scène, mais pas participer au chantage. Il pensait qu’au cas où l’aventure tournerait mal, il serait moins salé.
— C’est toi qui avais eu l’idée de cette rocambolesque mise en scène ?
— Ben ! c’est-à-dire…
— Allez, ne mens pas et continue… On éclaircira tous ces petits points obscurs par la suite.
La jeune fille pousse un profond soupir.
— J’ai laissé Hervé à la gare… Je suis allée porter la carpette chez un teinturier en demandant qu’on la nettoie… Puis j’ai rendu l’auto, développé la photographie…
— Tu sais le faire ?
— Bien sûr… J’ai travaillé chez un photographe avant de…
— Après ?
— J’ai repris mon travail, car je n’avais demandé qu’une partie de mon après-midi en prétextant que j’allais chez le docteur… En fin de journée, j’ai posté la photographie à Mme Bisemont, par pneumatique… Et ce matin je j’ai appelée au téléphone pour…
— Vu !
Maintenant elle commence à reprendre des couleurs, Josée. Son doux visage de petite garce est celui d’un ange ! Je pige que le gars Hervé se soit laissé embringuer dans une pareille aventure pour ses beaux yeux ! Ils valent le déplacement. Je suis prêt à vous parier un quart de nuit comme une nuit au quart que vous en feriez vos beaux dimanches après-midi, de cette môme-là !
Et y aurait pas besoin de vous procurer le mode d’emploi : vous trouveriez tout seuls, bandes de pas finis !
— Raisonnons, Josée… Tu me dis avoir conduit Hervé à la gare ! Vous y êtes allés tout de suite en sortant de là ?
— Oui.
— Il a pourtant bien fallu qu’il se débarrasse de la peinture qu’il avait au cou ?
— Il s’est lavé ici…
— Où ?
— Dans le parc, il y a une pièce d’eau…
— Tu me la montreras… Tu es descendue de voiture, à la gare, pour l’accompagner au train ?
— Non ! Il me restait trop de choses à faire en peu de temps !
— Avait-il retenu son billet ?
— Non ! Mais il avait largement le temps de le prendre. Son train ne partait qu’à quatre heures dix et je l’ai déposé à moins le quart !
— Et depuis, tu n’as plus eu de ses nouvelles ?
— Non.
Cette fois, les gars, nous flottons dans l’encre de Chine la plus noire et la plus chinoise.
Je me dirige vers une tablette supportant un poste téléphonique. J’espère que la ligne n’est pas interrompue en l’absence des Bisemont. Je décroche : ô bonheur, le petit zonzonnement se produit. Alors je tube au Vieux pour lui expliquer ce qui se passe. Au début il renaude. Il n’aime pas beaucoup que ses collaborateurs emploient leurs vacances à lever des lièvres de ce genre, seulement, comme il a, plus encore que moi, le goût du mystérieux, il finit par me dire qu’il m’envoie l’Anthropométrie et le toubib… Il accepte de me faire charger de l’affaire et d’écraser le coup pour la presse. En effet, je tiens à conserver ma liberté de mouvement. Rien de plus casse-burnes que d’avoir à ses chausses une douzaine de gars curieux qui ne savent pas se promener sans avoir un appareil photographique sur le bide…
— Envoyez-moi Bérurier ! ajouté-je en conclusion…
Je raccroche.
Josée a, en même temps que des couleurs, repris du poil de la bête. Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, allez vite vous faire cuire deux œufs) mais la voilà qui se recharge les labiales au Rouge Baiser. Je me dis, in petto, car le latin n’a pas de secret pour moi, que le plus baisé des deux n’est pas celui qu’on pense. J’éprouve la désagréable sensation d’avoir été mystifié par moi-même. Rien ne va plus ! Je faisais l’esprit fort, le gros crack qui s’amuse d’une blague, et voilà qu’en réalité je traversais, sans m’en douter un seul instant, un marécage on ne peut plus fangeux.
— Quel est le programme ? s’informe la donzelle.
Je réprime son optimisme naissant avec deux mots :
— Ta gueule !
— Merci !
Elle est complètement zizi, cette souris !
Elle a un branchement de pété du côté du cœur. Il n’y a rien de plus effrayant que quelqu’un d’insensible ! Or, à notre époque, on en rencontre de plus en plus. Reliquat de la guerre, je suppose ? Il y a eu trop d’yeux arrachés avec des fourchettes à huîtres, trop de doigts écrasés, de chairs brûlées, de langues déliées… Trop de misères humaines… Ça laisse des traces !
La fonction crée l’organe, l’organe de l’insensibilité est né !
— Tu ne te rends pas compte que ton petit gars est mort à cause de tes manigances !
Elle secoue la tête, sa jolie tête faite pour sourire, faite pour aimer.
— Ce n’est pas ma faute !
— Mais si, tu le sais très bien ! Sans toi il vivrait encore. Avoir entrepris cette épopée du ridicule pour essayer d’obtenir deux millions ! Deux malheureuses briques ! Vous auriez claqué ça en un mois, je vois le topo… Et ensuite vous auriez attaqué un bureau de poste de banlieue !
Elle hausse les épaules :
— Vous faites du roman, dit-elle.
Je lui cloque une mandale. Pas pour la ranimer, celle-là, mais plutôt pour l’endormir !
CHAPITRE VIII
Dans lequel je prends : le taureau par les cornes, mon courage à deux mains, et le parti le plus sage !
Le doc est un petit tonneau plein de graisse, avec un costard noir, coupé comme pour un Roi mage, des lunettes à monture d’or et l’air de trouver la vie épatante sous tous ses angles.
Il va se laver les pognes au lavabo de la salle de bains. Je l’y escorte afin que nous puissions causer peinardement.
— Alors ?
— Étranglé !
— Merci, je m’en doutais un peu…
Il hausse les épaules.
— Ce dont vous ne vous doutez pas, je suppose, cher San-Antonio, c’est qu’il l’a été à l’intérieur de l’armure !
Je deviens béant comme les arènes de Nîmes !
— Vous charriez, doc ?
Je balance ça, manière de parler, car le légiste est un monsieur qui n’a pas l’habitude de se lancer dans des calembours lorsqu’il travaille.
S’il avait des épaules, il les hausserait sûrement, mais un tonneau n’a jamais haussé les épaules.
— Je ne veux pas entrer dans des détails que le profane trouve toujours sordides, mais en mourant la victime a eu certaines réactions dont on trouve trace dans l’armure… D’autre part, je suppose qu’on aurait eu d’énormes difficultés à faire entrer un cadavre dans cette carapace de fer, même en devançant la rigidité cadavérique ; enfin, j’ai découvert, aux articulations des bras, des meurtrissures profondes, ce qui indiquerait que ce garçon a essayé de se débattre, seulement, il était prisonnier de son carcan de métal !
Читать дальше