Je lui dis que j’appartiens au Bourreman’s office et ça l’inquiète car les flicards n’ont pas l’habitude de se déplacer pour un oui ou pour un gnon.
— C’est au sujet de Pat ?
— Oui.
Elle me fait pénétrer dans sa coquette demeure d’une pièce, délicieusement meublée d’un sommier métallique, d’un paravent chinois et d’une photo de Tino Rossi.
— Je ne vous fais pas asseoir, murmure-t-elle.
Comme je n’aperçois pas de chaise alentour, je lui sais gré de cette abstention.
— Alors, vous avez du nouveau ?
Je secoue la tête.
— Non, madame, mais j’enquête. Je viens vous poser plusieurs questions.
Elle opine.
— À votre disposition.
Quand je vous le disais ! Cette fille est à la disposition de ses semblables jusqu’au délire. Elle n’a jamais goûté d’autre volupté que la soumission.
— Votre… heu… compagnon a disparu quel jour ?
— Mardi dernier.
— Vous travaillez au même restaurant ?
— Oui.
— Et vous y allez ensemble ?
— Non. Je commence avant lui. Je pars à huit heures, le matin, pour les épluchages. Lui, il vient vers dix heures. Mardi, il n’est pas venu. M. Bo Trou Du, le patron m’a demandé s’il était malade… J’ai dit que non. Au bout d’une heure on a téléphoné au commissariat pour si des fois qu’il aurait z’eu un n’accident. Mais rien. Oh ! je suis bien malheureuse.
Le dire constitue une espèce de pléonasme. Quand on possède le physique de Marie-Thérèse Écoucher, on porte sur le visage la raison sociale du malheur.
— Comment était-il, le matin, avant votre départ ?
— Très bien.
— Semblait-il soucieux ?
— Mais pas du tout !
— Il ne vous a pas parlé d’un rendez-vous qu’il aurait eu ?
— Non.
— A-t-il emporté quelque chose ?
Tout en posant cette question, j’enregistre le dénuement du logement et je me dis que s’il a emporté quelque chose, il a tout emporté.
— Rien, monsieur. Même qu’on avait un peu d’argent sous le matelas et que je l’ai trouvé en rentrant.
— Vous viviez ensemble depuis longtemps ?
— Cinq ans, monsieur…
— Et au cours de ces cinq années, il ne vous a jamais parlé d’un danger quelconque dont il se serait senti menacé ?
— Non.
— En dehors de son travail, fréquentait-il des compatriotes ?
— Personne. Il ne sortait jamais. On allait au cinéma, le jour de fermeture de Haï-Nan, c’est tout.
Elle a un élan. Elle me cramponne une aile.
— Vous croyez qu’il reviendra ?
Gênant comme question, non ? Bien sûr qu’il reviendra, Pat Chou Li, mais en pièces détachées.
— Dites-moi, il ne connaissait pas d’Américains ?
— D’Américains ? Pensez-vous ! À part ceux qui viennent au restaurant, mais on peut pas dire que ceux-là il les connaissait… Ce sont des clients, quoi ! Ils viennent une fois, deux fois, et puis ils rentrent chez eux…
— Merci.
Je prends congé et je mets le cap sur la rue Saint-Jacques puisque aussi bien je me trouve à promiscuité, comme dit si pertinemment Béru.
On tombe dans le négatif, les potes. Cette visite à la vierge et martyre du Chinetock, ça vraiment été une mesure pour rien !
Le restaurant est fermaga lorsque je m’annonce. Je frappe à la vitre car je vois de la lumière derrière les rideaux. Une face large et plate apparaît. La porte s’ouvre. Un petit monsieur qui aurait quarante ans s’il était français avec cette gueule-là, mais qui doit en avoir douze ou quatre-vingts vu qu’il est asiatique, délourde. Il n’a pas l’air commode. Sa tignasse brune, épaisse et huileuse, est gonflée sur le devant du crâne en un cran haut comme un raz de marée.
La voix est aigrelette. L’œil rond sous les paupières fendues.
— Vous désirez ?
Je lui déballe mon pedigree avec vue sur la mer. Ça ne l’impressionne pas, pourtant il m’invite à entrer. Dans son estanco flotte une odeur bizarre, éminemment chinoise. Une odeur surette et fade qui vous chope à la gorge et ne vous la lâche plus.
— Je viens au sujet de votre serveur disparu.
— Oui ?
Son oui est pareil au bruit que ferait la pointe d’un couteau rayant une plaque de marbre. Il me fait grincer des dents. Le rêve serait de lui poser des questions dont les réponses ne nécessiteraient que des consonnes. Hélas ! je n’ai pas le temps d’élaborer ce puzzle.
— Il était depuis longtemps à votre service ?
— Huit ans.
— Donc, vous étiez content de lui ?
— Très.
— Quel genre de garçon était-ce ?
— Très gentil !
Il se mouille pas, le patron du Haï-Nan. On dit que les Chinois sont d’une politesse exagérée, lui en tout cas fait mentir la règle. Il fait la tronche. Peut-être que je le dérange à la puissance mille, cet homme ?
Je l’ai importuné en pleins nids d’hirondelles. Ou alors c’était son jour de confitures de fleurs de lotus.
Il a un complet noir qui n’irait pas à un premier communiant, une chemise verte et une cravate à pois blancs et bleus. Un élégant !
— Avez-vous remarqué s’il se liait d’amitié avec certains clients ?
— Jamais.
— Vous avez beaucoup d’Américains ?
— Pourquoi ?
Inutile de lui parler du New York Herald Tribune adhérant à la tronche décapitée. Tout Chinois qu’il est, ça risquerait de lui faire perdre son flegme.
— Je vous pose une question.
— Nous en avons, oui.
— Des habitués ?
— Quelques-uns… Parmi les étudiants.
C’est vrai que nous sommes en plein quartier Latin.
— Beaucoup ?
— Deux ou trois. Il y a aussi, quelquefois, des touristes…
Je réfléchis. Le remugle montant du sous-sol où se trouvent les cuisines me chavire. J’ai hâte d’aller prendre l’air. Ça sent le jasmin, l’eau de vaisselle aussi.
— Dites-moi, cher monsieur, depuis la disparition de Pat Chou Li, avez-vous remarqué si l’un de vos habitués, américain ou non, s’abstient de venir ?
Il n’avait pas remarqué, mais ma question paraît lui faire découvrir une évidence. Sa bouche sans lèvres s’entrouvre. J’attends qu’il en sorte des révélations en lui examinant les amygdales.
— Peut-être, oui, en effet…
— Racontez…
— Je ne suis pas sûr, il faut que je songe…
— Songez, j’ai tout mon temps.
Il rêvasse un bout de moment, compte sur ses doigts, regarde une place, sous un éventail chinois.
— Oui, il y a un garçon américain qui ne vient plus depuis la semaine dernière. Il se mettait là… Toujours…
Il me désigne la chaise située sous l’éventail précédemment mentionné dans ce palpitant récit.
— Il s’agissait d’un habitué de longue date ?
— Il venait depuis la rentrée.
— Un étudiant ?
— Oui, il avait des livres et des cahiers sous le bras.
— Étudiant en quoi ?
— Je ne sais.
— Comment était-il, physiquement ?
— Grand, très grand. Très roux. Il avait des lunettes avec une monture en or… Beaucoup de taches de rousseur sur les joues.
— Et son habillement ?
— Oh ! ça changeait. Des fois blue-jean et pull-over. D’autres fois costume… Jamais de cravate…
— Quel âge environ ?
— Dix-huit ans, dix-neuf ? Je ne sais.
Je fais la grimace. Il me déplaît d’envisager un meurtrier de cet âge.
— Il venait tous les jours ?
— À midi, oui…
— Et le soir ?
— Non.
— Il était toujours seul ?
— Presque toujours…
— Et quand il ne l’était pas ? Une fille ?
— Non. Un monsieur. Son papa, je suppose. Ils se ressemblaient.
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