— Et voilà comment tu es devenu l’Abominable Homme des neiges !
Il se retourne. Ce faisant, il perd l’équilibre, dégringole de son tabouret et se retrouve assis sur son derrière comme une poire trop mûre tombée de l’arbre.
— C’t’encore un coup à toi, bougonne-t-il en se relevant.
Je me recule d’un pas pour avoir une vue générale du spécimen.
— Tu es beau, tu sais, chantonné-je, manière Piaf. Tu tiens du zouave pontifical, du roi mage et du comique troupier.
Le Gros qui a pas mal picolé est furax.
— Si c’est pour te fiche de moi que t’es venu, tu pouvais rester à Pantruche !
Je le soustrais à la curiosité publique et nous montons dans sa chambre.
Il se plante devant une glace et s’examine complaisamment.
— Si Berthe me voyait, elle aurait des vapeurs, assure-t-il, faudra que je me fasse tirer une photo en couleurs.
J’avise une paire de skis dans sa chambre. Je n’en reviens pas.
— C’est à toi, ça ?
— Comme j’ai l’honneur de te dire oui.
Et d’expliquer :
— De voir les autres faire les c… sur les pistes, ça m’a donné envie. D’autant plus qu’il y a l’hôtel une dame avec qui j’ai un ticket grand comme l’écran du Gaumont Palace. Une Espagnole, je crois, brune à plus oser acheter de l’encre de Chine. Du poil aux joues et des yeux de velours.
— Tu n’es pas ici pour faire le joli cœur.
— Écrase ! déclare-t-il sobrement. Quand on envoie un inspecteur à deux mille mètres de haut, il a le droit de se divertir, si l’occasion se présente, moi c’est comme ça que je vois les choses.
— Où en sommes-nous ? coupé-je.
— Bergeron est toujours à l’hôtel, là au-dessus.
— Son emploi du temps ?
— Il est reparti dans l’après-midi. Il est allé au dépôt des cars. Il a pris une paire de skis et il est reparti par le remonte-côte de Belle-Pente.
— Belle-Côte, eh, truffe !
— C’est ce que j’ai dit, ment le Gros.
— Il est reparti avec deux paires de skis ?
— Xactement !
— As-tu assisté à son retour ?
— Oui. Pour la bonne raison que je suis z’été z’au bar de son hôtel où que j’ai picolé tout l’après-midi en l’attendant.
— Ça se voit !
— Siouplaît ? proteste l’Obèse. Des alluvions blessantes ?
— Alors, son retour ?
— Vers le milieu de l’aprème.
— Toujours avec les deux paires de skis ?
— Non. Il n’en avait plus qu’une. L’est monté dans sa piaule pour se changer. Moi, mine de rien, j’ai questionné le barman à son sujet. Paraîtrait qu’il serait là pour trois jours. Paraîtrait aussi qu’il y vient assez souvent, une ou deux fois par mois, pour des véquendes…
— Tu crois qu’il t’a repéré ? Depuis Paris tu ne l’as pas lâché, c’est coton.
Le Mahousse s’indigne.
— Me repérer, moi, quand je file le derche à un mec ? T’es zizi ou si c’est ta glande tyrolienne qui fonctionne plus ?
Et de se justifier, d’exposer sa tactique :
— À partir du moment où je m’attache z’aux talons d’une quidame ou d’un quimonsieur, je m’incorpore z’au paysage. On ne me remarque plus, c’t’un don, quoi !
— Je sais, dis-je, pour ne pas le contrarier. Néanmoins, à partir de demain, c’est moi qui le prends en charge, toi tu pourras t’exercer au ski. Prends des cours !
— Tu crois ?
— Tu commences par le 7 bis ; doué comme tu es, au bout de trois jours tu seras au 5. Pense à Berthe, mon vieux. Elle sera fière de toi !
Des larmes couleur d’eau de vaisselle perlent aux paupières sanguinolentes de Béru.
— Essuie-les, conseillé-je, si elles gelaient tu aurais l’air d’une canalisation de gogues éclatée.
De fort bonne heure le lendemain, je fais le pied de skieur devant la crèche palaceuse de Bergeron.
J’ai revêtu une tenue de circonstance pour ne pas être reconnu par le boursier. Un serre-tête noir me cache le haut du visage, et des lunettes panoramiques, en mica jaune, dérobent cette partie de moi-même si caractéristique et dont les femmes raffolent.
Heureusement, un chalet inoccupé fait face à l’hôtel et c’est à l’abri de l’escalier extérieur d’icelui que je monte ma garde.
Je poireaute ainsi trois quarts d’heure. Ensuite de quoi mon attente est couronnée de succès. Bergeron radine, sanglé dans un anorak noir. Il a une paire de skis sur l’épaule et il marche à pied. Je le laisse s’éloigner avant de le filer. Le bonhomme se dirige en direction du pays. Je le vois foncer vers l’école de ski et poser ses planches contre le mur de l’établissement. Il attend, en tapant ses mains gantées de moufles l’une contre l’autre pour se réchauffer.
La station commence à bouger. Au carrefour, un chasseur alpin fait la circulation. Des autos circulent lentement dans le léger clapotis de leurs chaînes. Là-bas, dans la vallée, l’horizon est mangé par un lac de brume, tandis qu’au contraire le sommet de la Saulire accueille le premier rayon de soleil.
La foule des skieurs se canalise vers les panneaux des cours. Je vois rappliquer le gars Béru.
Le Mahousse s’est rendu à mes raisons et oubliant ses tartarinades de la veille à l’hôtel, il commence par le plus petit cours. Son humilité est telle qu’il se range à celui des enfants. Ceux-ci ne s’étonnent pas de prime abord, car ils le prennent pour un moniteur, mais ils le voient mettre ses skis et alors le doute s’infiltre dans leurs petites tronches.
M. Bergeron continue de faire les cent pas en applaudissant très fort pour se réchauffer les extrémités. Soudain, il dresse l’oreille. Je regarde dans la même direction que lui et j’avise le car de Moutiers qui rapplique en ahanant. L’ex-associé de Boilevent attend patiemment que les voyageurs soient descendus, après quoi il s’approche du chauffeur. Celui-ci semble très bien le connaître car les deux hommes se serrent la paluche avec énergie. Puis le conducteur sort du porte-bagages une paire de skis qu’il remet à Bergeron. Bergeron lui glisse un pourliche et charge les nouvelles planches sur son dos. Il se dirige alors vers les pistes, chausse ses propres skis et gagne le remonte-pente de Belle-Côte.
Est-il besoin de vous dire que le célèbre, surprenant, époustouflant, séduisant, étourdissant et merveilleux commissaire San-Antonio en fait autant ?
Je me trouve à deux skieurs de Bergeron lorsque j’attrape la canne de remontée. Heureusement que je suis un as de la semelle de bois ! Vous voyez que dans cette satanée profession tout sert !
Néanmoins, on n’est jamais à l’abri d’une chute. Comme je n’ai pas rechaussé les bouts de bois depuis l’hiver dernier, je redoute de perdre l’équilibre, ce qui m’obligerait à redescendre prendre mon tour au tire-fesses. Ce serait perdre le contact avec Bergeron.
Lui, il doit drôlement savoir skier. Il ne tient même pas la canne. Il a ses bâtons sous un bras, sa paire de skis de rechange sur l’épaule opposée et il se laisse aller. On dirait un homme qui ne se sent plus hisser.
Comme quoi il a tort de faire le mariole. À mi-parcours, voilà mon brave homme qui fait un valdingue de first class sur une bosse. Il bascule, choit dans la neige, rattrape les skis de secours comme il peut…
J’ai tout vu ; j’hésite. Que fais-je ? Quitté-je la piste de remontée à mon tour ? Ce serait idiot car cela risquerait de lui mettre le prépuce à l’oreille. Mieux vaut filer jusqu’au bout et attendre…
Dont acte.
Une fois au sommet, je me livre à quelques exercices gymniques pour me préparer à la descente. Puis j’exécute des dérapages près de l’arrivée du tire-miches.
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