— J’attends mon petit. Il est à Paris et il va bientôt rentrer.
— Il ne rentrera que demain, vous devriez aller dormir, comme ça vous seriez en pleine forme pour l’accueillir. Hmm ?
Je profite de l’hésitation qu’elle parait manifester.
— Allez, venez, je vais vous conduire à votre chambre.
Docile, elle se lève.
Nous grimpons au premier. Elle pénètre automatiquement dans une pièce ; la force de l’habitude, c’est quelque chose. La chambre est meublée en ancien, sans doute sont-ce les meubles que M me Brasseton mère possédait en Europe ?
Je m’empare de la clé, mine de rien, et je serre la louche de la vieille folle.
— Dormez bien, à demain !
J’évacue la piaule et je la ferme à clé. Si elle veut filer, elle sera obligée de sauter par la fenêtre. Comme le perron de la crèche se situe exactement au-dessous, elle serait, le cas échéant, dans l’impossibilité de nuire.
Puisque je me trouve à the first floor, je décide d’opérer une rapide inspection des lieux. Je vais de chambre en chambre, jetant un coup d’œil hâtif après avoir éclairé, et repartant. Comme j’arrive au fond du couloir devant la dernière porte, je stoppe comme une fourmi devant un trait tracé à la craie.
Quelque chose de rouge filtre sous la porte.
Et moi qui vous entretiens, moi San-A., j’en ai trop vu pendant ma carrière pour douter un seul bout d’instant que ça soit du sang.
Je délourde lentement. La porte obéit. Lumière ! Le spectacle n’est pas fameux. Faudrait rembourser, mais l’honnêteté se perd. Un superbe garçon noir, âgé d’à peine vingt ans, est allongé sur le plancher. On lui a filé un demi-chargeur de valdas dans la poitrine à l’emplacement supposé du cœur et il est mort au point que la statue équestre de Jeanne d’Arc, rue des Pyramides, semblerait plus vivante que lui. Le pauvre gars s’est vidé de son raisin et ça constitue un méchant tapis irrégulier.
Vous parlez d’une hécatombe dans cette maison !
Je redescends, plus pensif que le zig sculpté par Rodin ; celui qui se tient le dôme au bout du poing.
Le cauchemar continue, fastueux comme dans un film d’Alfred Hitch. C’est la vieille qui a buté James Hadley, ça sans aucun doute, seulement qui a flingué le jeune domestique noir ? Était-ce le Chauve au lampion ersatz ? Je vois à peu près le cinoche qui s’est produit : James H. s’introduit dans la casba. Ou bien il sonne et le larbin lui ouvre. James zigouille le boy. Puis il fouille la maison… C’est alors que maman Brasseton pique sa crise et se met à lui jouer Casque d’or avec sa matraque en fer forgé. Bon, tout cela est parfait, seulement un détail continue à me tarabuster : qui a fouillé les poches du Chauve ? La vioque ? Bizarre, ça ne correspond pas tellement à sa forme de folie. Mais je ne suis pas psychiatre.
Une bagnole vient de s’arrêter là-bas, derrière la grille. Un pas robuste crisse dans l’allée. Je prépare mon artillerie de poche et je descends afin d’accueillir le visiteur.
Un homme d’une cinquantaine d’années, petit et trapu, avec une solide plantation de cheveux poivre et sel et plein de rides autour des yeux se présente. Il est en smok blanc. Son regard mince a une intensité peu commune. Ce mec-là, je le verrais bien à la tête d’un cirque ; il a ce quelque chose de rude, de brutal et d’un tantinet faisandé qui marque certains patrons de chapiteaux.
— Van Danléwal, me lâche-t-il à bout portant après m’avoir reluqué solidement.
Je lui fais un petit salut.
— Commissaire San-Antonio, des services spéciaux français.
Il avale mal la potion. Sa fine moustache de don Juan de banlieue tangue un peu au-dessus de sa bouche comme une petite mouette balancée par la houle [13] Mon fort ce sont les métaphores.
.
— C’est à mon intention que vous avez écrit tout à l’heure un mot de recommandation pour la police.
— Ah vraiment ?
Je ne le perds pas de vue. Il semble très ennuyé, l’homme au smoking blanc.
— Suivez-moi, monsieur Van Danléwal, je voudrais vous montrer quelque chose…
Il me considère un court instant avec très exactement l’expression du monsieur qui hésite entre vous obéir ou vous faire respirer son bouquet de phalanges. Moi, par contre, je dois avoir l’expression du monsieur qui n’acceptera en aucun cas la seconde solution et il m’emboîte le pas.
Je le conduis au premier étage pour commencer. Nous allons tout droit à la chambre du jeune Noir assassiné.
— Banko ! murmure-t-il.
— C’est le domestique ?
— Oui. Qui a fait cela ?
— C’est ce que j’aimerais savoir, bien que je ne fasse pas partie de la police d’Élisabethville. Mais ce n’est pas tout là. Comme on dit dans nos bons vieux magasins de Pantruche : ce que vous ne voyez pas à l’étalage se trouve à l’intérieur ?
— Jean ?
— Non.
On déboule à la cave. Cette fois, je donne la lumière et le défunt James Hadley nous apparaît dans toute son horreur. Avec son unique œil où se lit encore son agonie, le trou rouge de son crâne éclaté, il a très mauvaise apparence.
Van Danléwal fait une grimace. Ce type n’est pas une mauviette et je vous parie une bombe H contre un jour J qu’il a vu d’autres macchabs, et qu’il a peut-être même aidé certains de ses contemporains à le devenir, mais ce spectacle hallucinant lui fait de l’effet.
— Excusez-moi de troubler ainsi votre soirée dansante, gouaillé-je. Vous connaissez cet homme ?
— Mmmm, non…
C’est mou et il paraît aussi sincère qu’un dentiste assurant à son patient qu’il ne lui fera pas mal.
— Remontons au salon pour bavarder.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous n’avons échangé que fort peu de paroles depuis l’arrivée du gars. Cette économie de dialogue rend l’entrevue terriblement tendue.
Une fois au salon, nous nous asseyons dans deux fauteuils, face à face. Étrange situation. Cette rencontre dans une maison que je ne connaissais pas une heure plus tôt et qui ressemble à me nécropole a quelque chose d’insensé.
— Vous m’avez dit au téléphone que Jean…
— Il est mort, c’est un fait. Assassiné aussi, c’en est un autre. Mais à Paris.
Je prends un cigare dans un coffret de laque. À quoi bon se gêner, hein ? Je coupe l’extrémité d’un coup de dent et j’allume le barreau de chaise.
— Écoutez, monsieur Danléwal, fais-je après avoir expulsé une première goulée de fumée plus épaisse que celle qui s’étale au-dessus d’un dépôt de locomotives ; écoutez…
Il a un hochement de tronche. Et comment qu’il écoute ! Il aurait des oreilles tout autour de la tête qu’il n’écouterait pas davantage.
— Je tiens à vous faire remarquer deux choses ; la première, c’est que vous avez ici une très forte situation et pas mal d’influence, parait-il ; la seconde, c’est que vous voilà compromis dans une affaire qui compte déjà trois meurtres !
Il se dresse à demi. Un instant j’ai l’impression qu’il va me faire glavioter mon Havane d’un coup de boule dans le baquet. Mais c’est l’homme qui a toujours un second mouvement raisonnable pour rattraper le premier quand il ne l’est pas.
— Vous en parlez à votre aise, fait Van Danléwal. Je n’ai tué personne !
— Je n’ai pas dit que vous aviez tué qui que ce soit. J’ai dit que vous étiez compromis. Sur le plan pénal vous ne risquez peut-être rien, mais le scandale demeure. Et je connais la vie de province et de colonie : il vous balaiera d’ici plus sûrement qu’une épidémie de peste bubonique. Il y a des vaccins contre la peste, il n’en existe pas contre le scandale.
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