— Vous ! C’est vous ! coasse le cinématographeur.
— Entier depuis la cale jusqu’au pont supérieur, messire ! gouaillé-je en m’avançant sur lui.
— Mais… vos fractures ?
— Recollées, mon ami. Votre petite camarade Bellemôte est une magicienne.
Il louche sur ma rapière.
Il se sent pas à l’aise, bédame ! Il est assis sans arme, et je suis debout avec, à la main, un très bel appareil à surmener les pompes funèbres.
— Écoutez, écoutez…, dit-il.
— J’écoute !
Il essaie d’avaler sa salive, mais il doit avoir une râpe à frometon dans le clapoir ou bien ça cotonne trop pour qu’il déguste.
— Eh bien, insisté-je en lui faisant respirer l’orifice du revolver, je te dis que j’écoute, eh, Borotra !
— Je suis prêt à payer…
— Sans blague ?
— Une grosse somme !
— Voyez-vous !
Il glaglate salement, Chemugle.
— Et qu’est-ce que tu veux m’acheter, beau chevalier de la raquette ?
— Mais… votre silence !
— Mon silence, il a bien failli être éternel, dis, fumelard. Seulement tu t’imagines que ça allait glisser ainsi, comme dans de la vaseline ? Non, mon pote. Car d’autres sont sur cette petite histoire. Ça bouillon-de-culture, pour toi, gars ! On en sait déjà tellement sur vos agissements à toi et à ta doctoresse, que…
Oh ! mince, ça marchait trop bien. Méfiez-vous toujours des périodes fastes : elles ne font que préparer les néfastes.
Juste comme je marchais, tout fringant, en tête du défilé de la victoire, pareil au sergent-major qui mariole de la canne à pommeau, voilà-t-il pas que je reçois le pommeau de la canne sur la tasse, mes amis ? Un coup de buis, misère des hommes ! Un coup de buis si violent que la statue équestre de Louis XIV en prendrait la migraine. Ce télescopage géant, ma doué ! J’ai vue directe sur des constellations encore pas repérées par les observatoires.
Alors quoi ! j’en sortirai donc jamais ? Des gnons par-ci, des accidents par-là ! Eh ! Ho ! Ho ! Molo ! Le mythe de l’invincibilité, ça n’a qu’un temps ! Enfin mettons que c’en ait deux ou trois… Pas plus ! À force d’à force de dérouiller des coups sur la cafetière, mon couvercle va se briser, mon cerveau se déguiser en bouillabaisse ! Le fauteuil à roulettes me guette, ou bien la canne blanche, des fois même la camisole.
Enfin, bref, puisqu’il faut en passer par là, hein ? J’avais qu’à pas devenir héros de romans policiers, sévir dans le roman polisson, ou dans le roman littéraire : le plus confortable. Là-dedans, les z’héros sont pas fatigués. Ils se l’agitent un peu devant leur armoire à glace pour se manométrer l’état d’âme, mais la majeure partie du temps, ils se contentent de gamberger sur le pourquoi ils aiment Isabelle plutôt que Tania, et sur le comment que ça se fait qu’elle crie le prénom de son frère en se faisant étinceler la panoplie de femelle.
Du moment que j’ai choisi la difficulté, c’est bien fait pour mes pinceaux ! Le boxeur groggy a-t-il le droit de se plaindre ? Est-ce qu’on l’a porté de force entre les ficelles du ringe ? Il y est allé flambard, non ? Il a fait son petit pas de danse avant le combat, pour que miroite sa belle robe de chambre de cérémonie en satin de tango argentin. Il a distribué son salut bêcheur, oui ou pas ?
Alors, le méchant coup de cuir inencaissable, il peut pas le porter au compte des injustices sociales. S’il fait admirer ses semelles résineuses au public ça ne concerne que sa vocation, si toutefois ça la contrarie.
Pour bibi, c’est du kif. La supermanie a ses vicissitudes. Mais elle a également ses bonds de côté. J’ai exécuté le mien trop tard, je dépressurise, c’est réglo. Dans le brouillard rosâtre qui m’environne, je vois Chemugle se dresser, sourire à quelqu’un, lui dire « merci ». Je n’entends pas, mais quand les lèvres esquissent cette brève rétraction, c’est pour dire merci ou miaou.
Et, entre nous, mes amis, mais vraiment entre nous, pourquoi Chemugle dirait-il « miaou » ?
Pas à tortiller : nous sommes régis par le système de la gravitation. L’homme tourne autour de lui-même, comme tourne la Terre autour du Soleil. Il s’illumine ou se nuite alternativement. Il s’inonde de sa propre lumière, se gorge de son obscurité, l’homme. Il porte sa semence et sa fin. Il est indivisible et multiple. Il peut tout pour lui, y compris se le refuser… Ainsi bibi, à quatre pattes sur la moquette de mam’zelle Bellemôte, je sens parfaitement que je peux ne pas m’évanouir si j’y mets du mien, si je me cramponne solidement au rebord de ma volonté. Pourtant une louche sollicitation me tenaille. J’ai une envie suspecte de ne plus m’intéresser à ces manigances, de les laisser quimper, tous, avec leurs crimes et leurs coups de théâtre… De les oublier. De laisser leur histoire se terminer d’elle-même, faute de combustible.
Je ferme les yeux. Je remue faiblement la tronche pour accentuer le tourbillon, m’engloutir dans sa rotation opaque, mais chaque fois je remonte à la surface. Je replonge. Je remonte… Pendant ce temps on me ligote. On me traîne, on m’étrenne, on me meurtrit. Où vais-je ? Que subis-je ? Est-ce la fin de mon destin ? Je devine qu’on me coltine dans le jardin… La terre sous mes miches ! La fraîcheur de la noye… Et puis on me jette dans une bagnole… Dans le coffre d’une bagnole. Vllangg ! Le noir. J’étouffe… Ouille, ma hure ! On roule, on cahote !
Ça dure… J’ai une nausée de gueule de bois. Ça me rappelle une promenade dans les couloirs d’un hôpital, à bord d’un chariot… Les plafonds galopaient… Une roue du chariot geignait… Derrière ma tête, il y avait un grand rouquin aux bras pleins de poils qui m’halait (comme un gant).
La voiture tourne… Une grosse bagnole, puisque je peux m’allonger dans la malle presque complètement. Elle tourne encore. Bon Dieu, elle doit faire demi-tour à tournicoter ainsi ! Freins. Arrêt en mollesse. Du temps s’écoule. Beaucoup de temps ; j’étouffe de plus en plus. Le coffre s’ouvre enfin et je vois le ciel étoilé, la lune… Tiens ! elle a changé de place par rapport à tout à l’heure… Du lac proche monte une odeur de limon. Le vent des petits matins fait balbutier des vaguelettes sur le rivage [19] Ah ! Si San-Antonio voulait s’en donner la peine, quel poète nous tiendrions là ! N’est-ce pas, Elsa ? — Oh, oui, Louis !
. Car nous sommes tout au bord de l’eau… Maintenant j’ai repris mes esprits, sans pratiquement m’en rendre compte (ce qui est un comble, hein ?). Et je me dis : « Mon brave San-A., c’est probablement ici que les Athéniens s’astérixent. On va t’attacher quelque chose d’extrêmement lourdingue aux pinceaux, on va t’emmener promener en barque, et, une fois à quelques encablures du rivage, comme on lit dans les romans de Pierre Loti, l’inoubliable auteur de : Mon frère Ivre, Ramone chaud, les Dés enchantés, plouff ! Au jus ! Tu coules à pic et les perches réputées du lac vont faire bombance ! Ça n’est point tant la perspective de nourrir les poissons qui m’émeut car, au fond, ce n’est qu’un juste retour des choses, comme celle de me trouver dans de l’eau sans avoir la possibilité de nager.
Contre toute attente, les deux gus qui m’extraient de la malle ne me portent pas dans une embarcation, mais vers un petit hangar à bateaux proche. L’un de ces deux coltineurs n’est autre que Chemugle, je distingue mal le second, car il me tient le bras.
La porte du hangar est ouverte et une lampe tempête éclaire l’intérieur, tout comme dans les livres sur les Frères de la Côte.
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