— C’est cela, mon petit rat, souris-je, comment va-t-il ?
— C’est inouï ce que vous lui ressemblez ; vous êtes jumeaux, je parie ?
— Par notre mère, oui, ma petite fille. Je suis anxieux d’avoir de ses nouvelles…
Elle s’aperçoit seulement de l’incongru de ma mise.
— Ne faites pas attention, dis-je, sitôt prévenu j’ai sauté sur ma bicyclette, et me voici. Six cents kilomètres ; faut le faire. Où est mon cher jumeau ?
— Chez des amis qui ont insisté pour le prendre chez eux…
Un voyant lumineux, ponctué d’un ronfleur, clignote.
— Oh, excusez-moi, fait-elle, le 12 a besoin de la bassine.
La voilà repartie. Je la suis tranquillement, bien décidé à lui tirer le maximum de vers du minimum de nez. Pendant qu’elle recueille l’excédent de bagage du malade, je pénètre dans une gentille pièce réservée à la garde de nuit et meublée d’un lit de camp, d’un fauteuil, d’un placard, d’un lampadaire à abat-jour rouge et d’un roman de Robert Gaillard ouvert entre la page 158 et la page 159. J’oubliais une glace, fixée au mur et dotée dans son angle supérieur gauche de la photographie d’un militaire habillé en soldat suisse. Je me considère dans la glace, me trouve bonne mine depuis que je me suis rasé au Boccalino, et prends place dans le fauteuil pour y attendre le retour de la gentille infirmière. Mon petit doigt, qui est assez disert à ses heures, me raconte que je vais probablement apprendre des trucs et peut-être même en faire, pour peu que je sache m’y prendre et que les malades de l’étage n’aient pas mangé trop de pruneaux au repas du soir.
La gosseline revient. Elle tressaille en m’apercevant.
— Tiens, vous êtes monté ici ? s’exclame-t-elle. Si le docteur Bellemôte vous voyait, elle ne serait pas contente.
Je me dis que si le docteur Bellemôte me voit, c’est de très haut, et que d’ici à ce que ses récriminations nous parviennent, il coulera de l’eau dans les bassines de la clinique.
— Puisqu’elle n’est pas là, rassuré-je.
— Elle va arriver d’un instant à l’autre car elle est en retard…
— Nous ne faisons rien de mal, m’étonné-je en lui décochant mon regard 1756 B, celui dont je n’ai pas usé depuis le jour où il a séduit cette petite Bretonne qui me disait en me montrant la tour Eiffel : « Ça marche, la reconstruction à Paris, j’ai jamais vu une grue aussi grosse. »
Ma remarque frappe beaucoup la mignonne. J’ai affaire à une personne influençable.
— C’est vrai, admet-elle, on ne fait rien de mal.
Et au lieu de rebrousser chemin, la garde demeure.
— Vous me disiez donc que mon cher frère a été conduit chez des amis ?
— Le lendemain de l’accident. Son état était satisfaisant, alors le docteur Bellemôte a donné son accord.
— C’est le docteur Bellemôte qui avait réduit les fractures ?
— Oui.
Je pige de mieux en mieux… Ça se dévape, mes frères. L’accident organisé. L’ambulance qui suivait, avec cette chère doctoresse prête à me ramasser. Elle me transporte ici, me déclare fracassé et me déguise en statue. Ensuite elle m’évacue pour pouvoir me buter à son aise et à sa guise. Joli !
— Vous connaissez les amis de mon frère ? je lui roucoule en lui cueillant le poignet pour la forcer à s’asseoir sur le lit.
— M. et M meChemugle ?
Ben voyons ! Vous ne vous imaginez pas que ça me surprend, pas plus que je ne m’imagine que ça vous bouleverse. Chemugle par-ci, Chemugle par-là… Regardez ceci ; voyez cela !
— Oh, oui, mon frère me parlait beaucoup d’eux, affirmé-je, en lui massant amicalement la cuisse.
Elle pose sa main sur la mienne, mais ne comprime que mollement mon geste. Je poursuis donc, de la voix et de la pogne, car je peux fort bien tenir deux conversations simultanées.
— Ce sont eux qui sont venus le chercher ? Ou bien l’a-t-on emmené en ambulance ?
Vous ne trouvez pas formide, que je parle de moi à la troisième personne ? Que j’enquête à mon propos, tout comme s’il s’agissait d’un tiers ?
— Non, c’est le docteur Bellemôte…
— Seule ?
— Les infirmiers d’ici l’ont porté dans l’auto, et les domestiques de M. Chemugle « se sont aidés » à le descendre.
Elle glousse, peut-être parce que je viens de lui contourner la jarretelle. Pour se déconfusionner un brin, elle déclare :
— Dans le fond, vous lui ressemblez pas tellement, à votre frère…
— Ah non ? ânonné-je (car pour dire ah non, on a intérêt à ânonner, ça gagne du temps).
— Vous êtes mieux que lui ! fait la mignonnette en détournant son visage rosi.
— On me l’a toujours dit. Il paraît même que c’est rare, des jumeaux qui se ressemblent si peu.
— C’est vrai, à première vue, on croit… Mais si on vous voyait l’un à côté de l’autre, on comprendrait mieux la différence.
— On n’a réellement qu’une seule chose qui soit absolument identique, certifié-je.
— Quoi donc ? bée la bécasse.
— Notre façon d’embrasser, vous allez voir.
Elle proteste pour la forme :
— Je n’ai jamais embrassé votre frère.
— Rien ne vous en empêchera quand vous le reverrez. Alors le mimétisme vous confondra !
Là-dessus, le gars San-A. qui se trouve dans une condition physique de plus en plus physique saisit la môme par les épaules et lui roule : une galoche rurale, deux chaussons aux pommes, six mocassins non tannés mais simplement mégis, douze escarpins de fantaisie, un bottillon de sept lieues, huit sabots d’Hélène et, pour terminer, l’inévitable, le somptueux : la botte ! La botte toute simple, très montante, faisant parler la cuisse. La botte secrète, sans fleuret ni couronne. La botte ; la botte de radis ; la botte d’asperges ; l’abbote et costellot ; la botanique ; la botticelli ; la bottin mondain ; la botzaris 69–69, et si je ne lui fais pas la bothriocéphale, c’est uniquement parce qu’il s’agit d’un ver apparenté au ténia et que je respecte l’intestin grêle des dames qui ne me disent pas non quand je leur demande rien.
Elle en est groggy, poupette ! Le regard en pantoufle, le geste en barbe à papa. Une légère toux nous fait sursauter. Un petit vieux maigrichu, au menton en forme de cactus, détenteur d’une seule dent (laquelle est branlante devant notre spectacle), les jambes en échalas de vigne couverts de poils blancs, la chemise de nuit pendante comme drapeaux en berne, est là, qui nous regarde.
Ursula en dresse les bras [17] J’aime pas calembourer sur les vedettes, le temps d’imprimer le bouquin, et le lecteur ne pige déjà plus ce que j’ai voulu astucier.
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— Mm’m’m’sieur Klakenhostenstospritchbentz ! balbutie-t-elle, confuse jusqu’à la moelle.
— Je vous demande bien pardon pour le dérangement, mademoiselle, bredouille le vieux en considérant d’un œil perplexe le coquin slip de la garde (qui non seulement demeure, mais se rend) ; je sonnais pour le haricot.
— Service ! dit la môme Ursula d’une voix chantante.
Je la laisse procéder aux servitudes arpajonesques. J’en profite pour me remettre le survêtement en position de décence. M’étant fait pressentir l’intime, j’ai de l’euphorie de bas en haut.
Pourtant y a pas encore de quoi s’attacher une corde de violon après le bitougnot pour s’interpréter « Mon manège à moi, c’est toi ».
J’ai quelque anxiété en ce qui concerne les deux fins duettistes disparus sur je ne sais quel sentier de la guerre. Pourquoi Béru et Pinuche n’ont-ils plus donné de nouvelles ? Leur serait-il arrivé malheur ? On a bien voulu me tuer, moi, pourquoi pas mes collaborateurs ?
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