Brave père Pinuche ! En voilà un qui ne galope pas devant les évidences. C’est pas un caracoleur de la déduction, Pinaud. Mais un laborieux, le gagne-petit de l’enquête. Défricheur d’hiéroglyphes.
— Vous avez mis beaucoup de temps à réparer cette auto ?
— On ne peut pas parler de réparation, simplement j’ai redressé ce qui était trop tordu pour lui permettre de rouler.
— Et il a repris la route tout de suite ?
— Oui.
— Vous ne voyez rien d’autre à me dire sur ce bonhomme ?
— Rien d’autre, sauf qu’il était très antipathique…
Il bâille pour me signifier qu’il aimerait bien aller se finir.
Je me dirige vers la porte.
— Pourquoi antipathique ?
— Je n’aimais ni ses yeux, ni son air mauvais, ni son accent, déclare le brave changeur de bougies.
— Vous êtes contre l’accent anglais ?
— Ben, je trouvais que c’était pas l’accent anglais qu’il avait tellement. Plutôt un accent nordique déguisé en accent anglais. Voyez-vous, avant de me poser à mon compte ici, j’ai été chef de garage à l’ hôtel du Cap Nord et du Lac Léman réunis et j’ai connu beaucoup de Scandinaves qui…
Je cesse de l’écouter, donc de l’entendre. Mon petit lutin intime me chuchote j’sais pas quoi t’est-ce dans le tuyau. Priorité à la voiture montante, dit le code. Priorité aux voix intérieures, affirme San-Antonio.
Voilà que j’extrais de ma poche le passeport prélevé sur le zig de l’ Igloo auquel j’ai tapé dans l’œil.
— Vous connaissez cet homme ?
Albert Gougnan en cancane :
— Mais c’est lui ! C’est le chauffeur !
Le cher San-Antonio se pince le lobe, très napoléoniennement, et se chuchote dans le trou de l’intime qu’il est content de soi.
— Merci, cher Albert, lui dis-je. Si vous voulez me permettre, vous auriez fait un policier comme ça.
C’est vrai que pour un garagiste-canard, il a des dons de poulet.
Une toile d’araignée… Ça se reconstitue fil à fil et j’ai une sérieuse envie de tisser.
Assis au volant de la Triumph, je dégauchis un paquet de cigarettes dont j’ignore la marque et j’en allume une.
Il fait une belle nuit printanière, fraîche, mais déjà sucrée. J’aime bien vadrouiller et me sentir en forme lorsque tout le monde roupille. C’est le moment pour moi d’agir. Je suis tout neuf et les autres tout fatigués, tout englués. J’occupe la position stratégique, comprenez-vous ?
Je fume béatement, arrêté en bordure du lac. De l’autre côté, c’est le mont Vully. Un mont qui mérite son nom de mont par excès, tant il est souple et vallonné. Des cris de bêtes aquatiques montent des roseaux. La lune paresse dans du coton léger. À quoi songes-tu, San-Antonio ? Qu’est-ce que tu lamartinises, au bord de la flotte, au lieu d’agir ? Pourquoi ce brusque flottement, soudain ? Ce balancement indécis ? L’escarpolette de ta pensée va et vient en gémissant. Ah, foutue nostalgie qui te saute à l’âme, comme une catin à la braguette, et qui te dit, aux instants les moins opportuns : « Tu viens, chéri ? » Le ciel de nuit, sur le lac, n’est-ce pas le reflet de ma vie ? Des clartés, des ombres, des parties filandreuses… Chair et poison. Mon cœur fait des vagues… À qui penses-tu, San-A. ? Vers quel être connu ou à connaître ce tends-tu, tentateur têtu aux gestes titubants ? San-A. glorieux et périssable, superbe et douloureux ; superman d’histoires à trois balles, qu’est-ce qui te stoppe tout à coup au bord de cette eau pure de la pure Helvétie ? Quel mal secret, quel tourment informulé te ronge ?
J’avise une étoile. Je lui récite une poésie de mon école primaire : « Où t’en vas-tu, si belle, à l’heure du silence, tomber comme une perle au sein profond des eaux ? » Et j’ajoute par pudeur : « Avec, avec du poil sous les ro-o-o-o-ses. » Ouf ! merci, la bouffée se dissipe. Les contours de la vie se figent. Les couleurs ne débordent plus des volumes.
En route, eh ! tordu, affreux, minable, puéril, chétif, sentimental, faiblard, effarouchable…
Comme le port salubre, c’est écrit dessubre : Polyclinique des Colombes. Dr. Plakapar, directeur.
Le fronton en arc de cercle somme une grille bien râblée. Je franchis l’entrée et je range « ma » voiture sur un terre-plein conçu exprès pour les véhicules dotés d’un moteur à explosion.
Un globe lumineux répand une lumière laiteuse au-dessus de la porte vitrée. Sur les verres dépolis, on lit encore que c’est le docteur Plakapar qui dirige la crèche. Il doit pas s’en rassasier, de sa direction, le toubib. J’aimerais looker ses cartes de visites, elles doivent valoir le coup de périscope.
Je pénètre dans une entrée marbreuse, avec des plantes vertes. Une vieille dame grisonnante lit un traité sur la stérilité chez les mulets dans un box vitré. J’sais pas si vous avez remarqué, mais ce sont toujours les gens âgés qu’on prend comme veilleurs de nuit ; manière comme une autre de leur faire faire l’apprentissage du néant ?
Elle me considère et ne me reconnaît pas, car elle n’était pas de service lorsqu’on m’a amené ici, puisque mon admission a eu lieu de jour.
— Pourrais-je voir d’urgence le docteur Plakapar ? lui demandé-je.
— Mais, s’effare-t-elle, il n’est pas ici.
— J’aimerais l’adresse de son domicile.
— Il habite ici.
Mon impatience commence à mettre le pied dans l’ouverture de la porte.
— Pourtant, vous venez de me dire…
— Il fait un stage en Amérique !
Ça me douche.
— Oh, bon, depuis longtemps ?
— Une quinzaine de jours, il ne rentrera que le mois prochain. Il est au centre de Fornification granulaire de Houston au Texas, ajoute-t-elle, non sans quelque fierté.
— Qui le remplace ?
— Eh bien, le docteur Ditetrantroy et le docteur Bellemôte.
— Le docteur Bellemôte, c’est une femme, n’est-ce pas ?
— Oui, vous n’êtes pas de la région ? s’étonne-t-elle.
— Non, mais je pourrais en être si j’habitais ici, logiqué-je ; j’aimerais quelques renseignements à propos d’un blessé qu’on amena ici il y a trois jours, un Français… Il avait une jambe et des côtes cassées…
— Je ne suis pas eau courante, mais je vais remonter à la source, me répond-elle en substance et en décrochant un téléphone intérieur.
Elle dit à une certaine Ursula de descendre « en réception ».
— C’est la garde de nuit, m’explique la sexa-réception-génaire.
Je vois déboucher de l’escalier une ravissante gamine blonde et rose qui ne m’est point inconnue puisque c’est elle qui se trouvait à mon chevet lorsque je rouvris les carreaux après mon accident.
En m’apercevant, son sourire professionnellement aimable se désagrège, bien qu’elle soit agrégée de seringue de Pravaz. Elle me mate les bras, les pieds, les mains, la tête, le gésier, me devine l’œsophage, me suppose les poumons, m’imagine les côtes premières, m’estime le pancréas, me subodore les rognons, m’envisage le bassin, me met en doute la verticalité, me dénie la mobilité et balbutie en suisse français :
— Mais comment est-ce possible ?
Je ne sais pas si vous m’avez déjà vu déguisé en imperturbable, franchement vous y prendriez du plaisir.
— Je m’excuse, mademoiselle, fais-je tout comme si je ne réalisais pas sa stupeur, mais je suis le frère d’un blessé qu’on amena chez vous il y a trois jours, et j’aimerais le voir.
Pas bêta, hein ? Vous admirez la magistrale courbe de ma trajectoire, mon tracé météorique dans le ciel nuageux de son abasourdissement.
— Le monsieur français, M. San-Antonio ?
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