— Vous êtes gentil de m’avoir attendue, gazouille Ursula en revenant de sa mission potagère ; en général, les hommes, quand c’est fini, ils cherchent qu’un prétexte pour s’en aller.
De cette notation, je conclus que je dois occuper un numéro d’ordre à plusieurs chiffres dans la vie sexuelle de cette garde montante.
— La muflerie est la plaie de cette époque, pontifie l’hypocrite apocryphe que je suis.
Elle mate l’heure à sa montre et s’exclame :
— Le docteur Bellemôte qui n’est pas encore là ! Je suis ennuyée pour le 17, la fièvre a remonté et je voudrais savoir si je dois lui faire une piqûre de Jélachetouil 22.
— C’est elle qui est de garde ?
— Une semaine sur deux elle fait la nuit. Deux heures du matin pour voir si c’est en ordre…
Elle hoche la tête.
— Je me demande ce qu’elle peut faire…
Je lui répondrais bien qu’elle est en train de s’éterniser, mais comme je vous l’ai déjà placé, je m’abstiens.
— Elle a dû s’oublier, lancé-je. Un gros dodo, ou un gros câlin prolongé… Elle vit seule ?
— Oui. Sa mère est morte il y a deux ans, pendant qu’elle achevait ses études en Amérique.
— Elle n’est pas mariée ?
— Non.
— Des coquins ?
Là, Ursula croit opportun de rougir car elle a été élevée dans une institution bien-pensante où on lui a appris : à ignorer les histoires salées, à ne pas comprendre la signification des gros mots, à rougir aux questions polissonnes et à poser sa culotte sans se baisser lorsqu’elle se trouve en compagnie d’un monsieur entreprenant.
— Ça ne me regarde pas ! chuchote cette charmante petite personne plus hospitalière encore que sa profession. Mais je ne le pense pas.
Heureusement qu’elle force pas sur le phosphore, Ursula. Sinon elle se demanderait comment un zig qui débarque dans un hôpital étranger pour y voir, soi-disant, son frère blessé, peut s’intéresser à la vie privée des médecins de l’établissement.
Elle s’approche du bigophone.
— Je vais appeler chez elle, parce que vraiment, mon 17 me donne du souci.
Un téléphone mural est là, qui pousse la conscience professionnelle jusqu’à être accroché au mur. Elle décroche, non pas le téléphone du mur, mais le combiné de sa fourche et compose un numéro.
« Sonne toujours, ma biquette, me dis-je en aparté pour ne déranger personne. Si on te répond, je veux bien que les Grecs me… »
Je m’arrête à temps, car précisément on décroche.
— Allô ! fait Ursula qui est une fille originale.
— C’est toi, chérie ? demande avec un rien d’avidité une voix d’homme.
Ça l’interdit, ma bassino-haricotière. Elle a de l’effarouchement à modulation de fréquentation. Elle balbutie :
— Mais je… Je voudrais parler au docteur Bellemôte.
— De la part ?
— De l’hôpital, M lleUrsula, la garde de nuit.
— Comment, elle n’y est pas ? s’étonne la voix d’homme dont je perçois parfaitement le souffle rauque.
— Non, et j’ai besoin d’elle, rapport à mon 17 dont la température…
— Elle va certainement arriver…
L’homme raccroche.
On se regarde, Sula et moi.
— Je crois que voilà la réponse à ma question indiscrète, vous ne croyez pas, petit ange bleu ? Pour une fille qui vit seule, y a des voix drôlement mâles dans sa maison.
TROISIÈME PARTIE
L’HYÈNE N’EST-ELLE PAS UN JAGUAR [18] Au seuil de cette troisième, et heureusement dernière, partie, nous attirons l’attention du lecteur et, accessoirement de la lectrice, voire du lectrice ou de la lecteur, car San-A. est lu par les hermaphrodites ; nous attirons l’attention, répétons-nous, sur la rigueur de construction de cet ouvrage dont la première partie a pour titre « L’Hyène » ; la seconde : « La Jaguar » ; et la troisième : « L’Hyène n’est-elle pas un Jaguar ? » Quelle perfection ! C’est le serpent ou l’acrobate qui se mord la queue !
La rue des Petits-Français a ceci de pratique qu’elle ne mesure que trente mètres de long sur trois de large. Un facteur cul-de-jatte ou un escargot savant pourraient donc y assurer le service du courrier.
À gauche se trouve une chapelle, et à droite une maison blanche, au toit bas et aux volets à chevrons. De la lumière filtre par les raies obliques des contrevents.
Je m’approche de la grille du jardinet entourant la demeure de feu M lleBellemôte et je la pousse, juste pour dire. Elle s’ouvre. J’avance sur des dalles serties de mousse en direction du perron. Les volets donnant sur le jardin ne sont pas complètement tirés ; je m’en approche, histoire de couler un regard avant-coureur sur les lieux. Malgré le rideau de tulle qui s’interpose, j’aperçois un homme, assis, dos à la fenêtre en train de lire un journal qui achève de me le masquer. Il a les jambes croisées et son pied en équilibre se balance sur un rythme régulier. J’attends qu’il abaisse son canard, mais l’article qu’il potasse doit être long et intéressant car il ne bronche pas. Le mieux, c’est d’aller voir sur place la bobine de ce personnage.
Je m’annonce à la porte et m’apprête à manœuvrer le heurtoir, lorsqu’il me vient à l’esprit que, comme la grille, cette lourde n’est peut-être pas fermée. N’oublions pas que le quidam attend le retour de la doctoresse depuis un sacré moment. Je tourne le loquet de bronze et — bravo pour ta jugeote, mon San-A. — l’huis se désunit pour former deux battants, dont l’un est ouvert, comme l’écrirait si justement un académicien que vous méconnaissez de vue (car il porte des lunettes à double foyer).
Une coquette entrée, carrée, carrelée et meublée d’un escalier de bois et d’une photographie représentant la Dame aux Camélias dans Edwige Feuillère, m’accueille. Sur la droite, une porte basse, à demi vitrée, me propose un loqueteau ancien attendrissant. Je soulève délicatement celui-ci, dégaine mon pétard, et, ayant dégagé la tige de fer de son logement, je virgule un coup de pompe dans la porte en clamant :
— Larguez le journal, je vous apporte les dernières nouvelles !
Pas mal trouvé, hein ? Quelle présence, ce San-A. ! Quel esprit ! Quelle présence d’esprit !
J’ai bondi in the pièce pendant que l’autre laissait tomber, suivant mon injonction sous cul tanné, son newspaper.
L’élégant Chemugle est plus blême que la fameuse statue de sel exécutée par Cérébos à la demande des anges qui venaient de sodomiser une ville.
J’arrive pas à piger l’absence de variété dans les réactions verbales lorsqu’il s’agit de marquer la stupeur. Vous voyez un zig qui, selon toute probabilité, devrait se trouver ailleurs, et tout ce que vous trouvez à exclamer, c’est un truc dans le style : « Vous, c’est vous ! » On n’est pas variés, mes drôles, je vous le dis. Incohérents. Simplistes ! Illogiques ! On n’a pas de cœur. Pas d’organisation. On dépense des milliards pour mettre au jour des œuvres d’art égyptiennes, et on laisse crever des petits Égyptiens, comme si un objet de quatre mille ans avait plus d’importance qu’un homme de quatre ans. Comme s’il était plus urgent de créer des musées que des hôpitaux ! Ah ! je hais le British Muséum qui nous a fait tant de mal ! C’est le lieu le plus odieux de la terre, le plus sinistre ! Une quintessence de cimetière ! Dans sa froide lumière, l’œuvre des hommes y devient inhumaine. Comme je lui préfère la gare Saint-Lazare avec son odeur de charbon, de pipi et de sueur ; la gare Saint-Lazare, pleine de cris et de baisers ; la gare Saint-Lazare avec ses noires poutrelles qui s’entrecroisent dans la fumée comme un dessin de Carzou ; la gare Saint-Lazare avec ses kiosques à journaux, ses kiosques à tabac, ses kiosques à cafés-crème, ses distributeurs de conneries, sa vie ardente qui marche, qui court, qui crache, qui cogne, qui fume, qui grogne, qui étreint, qui pickpockette, qui tâte-fesse, qui donnez-moi-france-soire, qui chewing-gume, qui pleure en regardant s’éloigner une petite fille dans la foule.
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