Il se masse les jointures.
— Puisque vous m’avez romantiquement appelé l’Hyène, jusqu’à présent, continuez !
Il va à la porte, cogne du poing et crie :
— Jo !
Des pas retentissent. On fourrage dans le cadenas.
— Pourquoi cette mascarade ? laissé-je glisser.
Il hausse les épaules.
— Je préfère toujours obtenir mes renseignements par la ruse plutôt que par la force.
— Vous ne pouviez pas les obtenir pendant que j’étais plâtré ?
— Nous vous avons fait parler pendant votre sommeil, cher commissaire. Mais depuis quelques heures vous vous êtes évadé et j’ignorais comment vous aviez mis à profit ce sursis. Lorsque nous avons découvert votre carnage de l’igloo, nous nous sommes lancés à vos trousses. C’est en nous rendant chez Hélène Bellemôte que nous avons eu la chance de…
Il se tait, car Chemugle et le dénommé Jo viennent d’entrer.
Chemugle semble très abattu.
— Alors, demande-t-il à l’Hyène, vous avez pu le faire parler ?
— Sans la moindre difficulté, ces Français sont tous des bavards, des hâbleurs qui ne demandent qu’à se raconter.
— C’est lui qui a tué Hélène ?
Le faux Cutepley claque des doigts à l’intention de son autre comparse. Ah, mes neveux, je ne suis pas au bout de mes surprises… Figurez-vous que Jo, l’Américain, prend dans sa poche une matraque noire, comme en ont les poulets à New York. Et tzaaoum ! il en file un coup abominable sur la nuque de Chemugle qui profite de l’occasion pour s’écrouler.
— Cet imbécile m’énervait avec ses questions, décide l’Hyène. Attache-le, Jo !
— Comment ! m’exclamé-je, il n’appartient pas à votre honorable établissement ?
Le jeune homme élégant me sourit.
— Je m’en voudrais d’engager des idiots de son espèce, riposte-t-il. Ce n’est qu’un pauvre pigeon qu’on menait par le bout du nez et auquel on faisait tout croire ! Un pantin dont Hélène se servait à sa guise en tirant les ficelles…
En attendant, les ficelles, le pantin en question les a autour des jambes et des poignets. Et c’est de la ligature solide, faites confiance à Jo, j’en sais quelque chose !
Lorsqu’il est saucissonné au point qu’un charcutier lyonnais l’accrocherait dans son étalage, l’Hyène et son comparse sortent. Mais avant de franchir le seuil, le diabolique personnage me lance.
— Adieu, San-Antonio ; vous allez sûrement avoir la Légion d’Honneur à titre posthume. Pensez-y, ça vous aidera à mourir, cocardier comme vous l’êtes !
Toutes les pensées qui me tambourinent le citron, mes pauvres minets !
Pinaud, Béru… Il les a eus… Tués, bien sûr… Et moi ? Je ne reverrai plus ta rive douce et triste, France… Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Ça vous aidera à mourir, vient-il de me dire… Je croyais, une praline dans la pomme d’escadrin, c’est tellement facile, expéditif. Faut croire qu’ils ont d’autres projets.
Je perçois un bruit d’eau contre les parois de la construction. Auraient-ils le culot de nous compisser avant de partir… Que non point. L’odeur qui me saute aux narines est éloquente. Essence. Compris. Nettoyage par le feu. Nous sommes dans un coin retiré du rivage. L’incendie passera inaperçu, et quand bien même il attirerait l’attention, nous serons grillés, Chemugle et moi, avant l’arrivée des secours. D’ailleurs, quels secours ? Se dérange-t-on en pleine nuit pour un hangar ? Être ligotés ainsi, c’est pas chrétien. Ou alors c’est sainte Blandine ! Sainte Blédine ! Les mains au dos… Liées serrées. Misère !
Ils ont apporté des jerrycans et ils aspergent tout le tour de la construction. On va avoir droit à un bath brasier. Ça me rappelle quand j’étais mouflet, à la campagne, dans un bled où, pour la Saint-Jean, on allumait des feux dans la campagne. On appelait ça « les ninières ». Toute la population se réunissait autour et les jeunes sautaient par-dessus les flammes. Ils cabriolaient en criant, franchissaient le brasier comme des démons, un bref instant illuminés, incendiés…
On voyait les feux des autres communes, à travers les collines. Ce que ça pouvait être chouette, ces embrasements à perte de vue, avec les cris, la joie qu’on savait autour…
Les traditions ! Est-ce un bien qu’elles se perdent ? Sans doute. C’est triste pour ceux qui les ont connues, mais il n’y a plus place en ce monde pour la poésie populaire. On est déjà trop nombreux. Tout va trop vite.
Je mate autour de moi. Chemugle est secoué d’un tremblement. Il se remet lentement de son coup de ronfionfion sur la calbasse. M’est avis que l’ami Jo l’a goupillonné de première.
Ne perds pas ton temps, San-Antonio ! Chaque seconde compte. Si je pouvais me libérer de ce pilier auquel je suis lié comme la chèvre de M. Seguin à son piquet ! Oh ! la bonne idée ! La chèvre de M. Seguin ! Qu’a-t-elle fait, la polissonne ? Elle a rongé son lien pour le trancher et s’est sauvée. Moi aussi, au lieu de ronger mon frein, je ferais mieux de ronger ma corde. Je rampe un peu afin de donner du mou à celle-ci et mes trente-deux quenottes entrent en scène pour le concert de musique de chanvre. À vrai dire, ce sont principalement les incisives qui sont à la peine. L’homme a la possibilité de concurrencer les rongeurs. C’est l’animal le plus complet de la création.
Grrregnoc-grrregnouc ! Je coupe, j’effiloche, je hache, je mâche, je bâche, je cache, je dache, je fâche, je gâche, je lâche, que je sache, je tâche, je vache… J’ai les lèvres re-en-sang. Les gencives à vif.
« Miam-miam, grrregnouc, grrregnouc ». Une secousse. Servez chaud. Je me suis arraché du pilier. Tout à ma dégustation de cordage, j’ai pas gaffé la suite extérieure des événements. Ces peaux de vache ont gratté l’allumette fatale. Une lueur nous cerne et le feu ronronne. C’est un goulu. Ça fait songer à un chien avide auquel on présente une marmite de soupe. Le même bruit. Ça lape voracement. Et moi qui m’attendais à périr par l’eau !
Je me trémousse à terre. Mais j’ai beau bander mes muscles, et sans vouloir me vanter je suis un drôle de bandeur, pas mèche de me libérer.
Alors je change de tactique. Je conjugue mes efforts, je concentre mon énergie afin de me mettre à la verticale. À force de forces, j’y arrive. Je saute en direction de la lourde, façon kangourou, sauf que le kangourou, je vous le soulignais précédemment, prend appui sur la queue et que je n’en suis pas encore là. Mais la porte est bouclée de l’extérieur. C’est pas avec les bras collés au dos et les jambes étroitement soudées que j’arriverai à l’ouvrir. En sautant (vous avez déjà fait des courses en sac ?) je retourne près de Chemugle. Il râlotte. Je l’interpelle.
— Chemugle ! Eh, crème de crêpe ! Réveillez-vous !
Il vagit. Maintenant le feu a pris sa vitesse de croisière. Il fait déjà une chaleur d’étuve et les flammes ont cessé de laper la cloison de bois pour la dévorer à belles langues. Des brandons enflammés pleuvent. C’est la grande fiesta. Le bouquet suprême. Sainte Jeanne d’Arc, priez pour nous.
— Chemugle, tête de con volant ! Réveillez-vous !
Il me regarde avec des yeux cloaqueux comme les ronds produits par un petit verre de crème de cassis sur une table de marbre.
Le feu partout autour de moi. Le feu qui hurle, attisé par la brise matinale. Le feu qui grimpe, magistral, vers la charpente du hangar. L’air se raréfie, devient irrespirable. Je me sens roussir, j’ai les poils du dargif qui se biscornent.
C’est la fin, San-A. ? Un dernier regard sur le monde en flammes, mon mec. Oh, merde !… Il reste une suprême, une minuscule chance. Tout dépendra de la résistance de la toiture. Si elle tient encore un peu, ça collera peut-être… Et il se peut qu’elle ne s’écroule pas illico, car elle repose sur une armature métallique. Voilà ce que j’ai repéré, les gars. C’est rapport à la barque.
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