Un calme infini règne sur les eaux. Une mouette Échandon [21] La race de mouettes la plus capiteuse.
décrit un vol plané au-dessus de notre cargo, aperçoit Béru et se sauve à tire-d’aile en poussant des cris de vieille fille éclaboussée par le passage d’un autobus.
Si la métempsycose existe, je veux bien revenir en mouette, moi. Les hommes, au moins, vous foutent la paix, vu que vous n’êtes pas comestible. Chien, c’est trop risqué, étant donné qu’on vous coupe trop volontiers la queue.
Je perçois un bruit de rames frappant l’eau en cadence, comme dans les poèmes de Rimbaud. La petite plainte rouillée des dames de nage est une musique mélodieuse. J’y vais d’une méchante beuglante, histoire d’attirer l’attention.
— À moi, au secours !
C’est classique, mais ça produit toujours son petit effet (à trente jours, fin de moi) [22] J’écris « moi » sans « s » ; je signale pour l’imprimeur. Je farfeluse tellement que, d’autor, les linotypistes rectifient, croyant bien faire, me contraignant au classicisme, me menaçant de l’Académie, sans s’en rendre compte. C’est machinal de foutre des cendres sur des excréments.
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Le bruit de rames se rapproche. Bientôt c’est l’abordage. Le Jean Bart du navire accosteur est un bon vieux vêtu d’une combinaison verdâtre, et coiffé d’une casquette de laine. La bouille du pêcheur hors ligne type. Il lui manque même pas une moustache blanche, nicotinisée. Il porte des lunettes dont un verre est opaque, pourtant il est pas allemand. Car je ne sais pas si vous y avez prêté attention, mais c’est inouï le nombre de borgnes qu’on rencontre outre-Rhin, paraît que ça vient du couvercle des chopes à bière qu’ils se filent dans le lampion en buvant.
Il lui reste qu’un falot, au destructeur de perches, mais celui-ci devient mahousse comme un phare de D.C.A. en nous avisant au fond de notre esquif.
— Saperlipopette ! s’écrie-t-il en suisse.
Je lui expliquerais bien le topo, mais le temps qu’il entrave, ça nous mènerait à la Noël, et je serais contrarié de pas revoir m’man pendant huit mois.
— Détachez-nous, brave homme, je le supplie. Nous fûmes agressés par des malfaiteurs qui nous ont dépouillés de nos superbes cannes à pêche en bambou refendu avec moulinet encyclopédique…
— Quelle affaire ! Quelle affaire ! lamente le maître-nageur-pour-asticots, en s’empressant de trancher mes liens.
Ouf ! ça va mieux ! Je dirai même que la vie reprend bonne tournure. À mon tour je délivre mes deux acolytes. Ils sont tellement ankylosés qu’ils ne parviennent pas à faire un mouvement. Le plus chouchou, c’est le père Pinaud. En arrachant la plaque de sparadrap qui le bâillonnait, je lui ai arraché aussi la moustache. Ses pauvres baffies sont restées collées après la toile et maintenant, sa lèvre supérieure dénudée et sanguinolente ressemble à un dargeot de singe.
— Eh alors, les pieds nickelés, leur lancé-je, je croyais que vous aviez un petit cadeau pour moi ?
Ils roulent de vilaines gobilles dans lesquelles un toubib découvrirait les signes de troubles hépatiques certains. Drôlement sonnés, ils sont, les Laurel et Hardy de la poulaille françouse.
Leur faconde est un peu en berne (peut-être parce qu’on est en Suisse dont la capitale, justement, l’est idem). Ils n’ont plus rien dans leur giberne, les badernes.
— Y a longtemps que vous appreniez le dur métier de sardines à l’huile dans le fond de ce rafiot ?
— Au moins deux jours, clapote Pinuchet, par-dessous sa bouillie de lèvre supérieure.
La toile adhésive a dessiné un grand rectangle noir sur le mufle à Béru, ça le fait ressembler au Masque de fer. Il est prostré, le Dodu. Son nombril carbonisé le fait souffrir, et il se le caresse par la brèche de sa chemise sinistrée en exhalant une morne plainte de loup-cervier qui s’est pris une patte dans les mâchoires d’un piège.
— Faut aller à la police, chantonne le vieux pêcheur.
— Immédiatement, monsieur, promets-je en dégageant les rames enfilées sous les bancs. Excusez le dérangement…
Je me mets à tirer sur les bouts de bois. Je souque ferme en direction de la fumée qui s’élève au milieu des roseaux. Beaucoup de choses me tarabustent les esprits, principalement la nature du grand choc ayant précédé notre mise à l’eau, et des cris qui en ont découlé.
Je rame comme un mec de Cambridge lorsqu’il fait du canotage en compagnie d’un zig d’Oxford (et fais reluire). O o o o o h… Hisse !
Béru se dévase un peu. Il remue maladroitement, tortue à la renverse qui voudrait conduire un orchestre.
— Quand vous aurez trois ronds de salive à mettre dans le circuit, vous me raconterez, leur dis-je, mais ne vous pressez pas, on a maintenant toute la vie devant soi…
— Pour un coup foireux, c’est un coup foireux, bavoche le Gravos. Figure-toi qu’on a voulu en avoir le cœur net dont au sujet de ton accident.
— H’est moi, qui ai houlu en havoir le hœur net ! aspire et transpire Pinaud.
— Chicanons pas sur le pourquoi des comment, tranche le Gros. On est allés chez le garagiste qui a réparé la Jaguar…
— Je sais, je l’ai vu…
— Je sais que tu l’as vu, bougonne Béru, j’ai tout entendu dans la barque, quand l’Hyène chiquait au vieillard moribond pour t’estraire les vers du pif.
— Comment vous êtes-vous fait prendre ?
— Voilà, dévoile le Plantureux ; selon le garagiste, cette tire pouvait pas aller plus loin dans l’état qu’elle se trouvait. On a donc entrepris des recherches dans le pays pour savoir le petit néraire [23] S’agit-il du mot itinéraire ? Avec Béru tout est possible.
qu’elle avait suivi en sortant du dépanneur. Dans ces pays tranquilles, c’est du gâteau, les nabus remarquent tout. D’autant qu’elle battait salement la casserole, la Jag. On est partis sur ses talons. Et ça nous a fait faire tout le tour du lac : Colombier, Yverdon, Estavayer, puis Avenches, Morat, et enfin la tire est revenue pas très loin d’ici dans un petit pays qui s’appelle Môtier, au bord du lac de Morat dont au sujet duquel tu n’es peut-être pas sans ignorer qu’il communique avec le lac de Neuchâtel par le canal de la Marne au Rhin si mes souvenirs seraient exaquetes.
J’acquiesce.
— Et cette tire a été remisée dans le garage de M lleBellemôte, doctoresse de son état, et poseuse de plâtres superflus par vocation ?
— Tout juste, Auguste ! C’est tandis qu’on cherchait à mater dans le garage que deux vilains méchants nous ont planté le canon de leur sulfateuse dans les côtelettes en nous recommandant de rester sages. Ils nous ont attachés et mis des baïonnettes sur la bouche, ainsi qu’à propos t’as pu en avoir un aperçu de tes propres visus.
— Et puis ? insisté-je en me retournant pour voir si je suis encore loin du lieu de mes prouesses.
— Et puis c’est tout. Ils nous ont gardés dans une cave avant de nous coltiner dans l’hangar à barque. Ils attendaient le retour du patron, qu’ils disaient, selon Pinaud qui cause anglais comme je te parle.
Il se tait, la menteuse paralysée par la stupeur…
— Ah ben dis donc ! Ça alors…
Je me retourne… La barque glisse sans bruit vers le rivage où un spectacle étonnant se propose à nos yeux blasés. Les décombres d’une bagnole fument, comme fument ceux du hangar. Je pige tout et je vous explique ce que je comprends beaucoup plus vite que vous. Les rails de mise à flot traversent le sentier du bord de l’eau par lequel on a accès au hangar. L’Hyène et son complice attendaient, à l’intérieur de leur voiture, la conclusion de l’incendie avant de filer. Or le hasard a voulu que l’auto fût stoppée au milieu des rails auxquels ils ne prêtaient aucune attention. Vous me suivez bien, hein ? Si vous avez du mal, béquillez pas et dites-le carrément, je recommencerai. Au besoin, je demanderai à Gourdon de vous faire un dessin hors texte. Non, vrai, ça peut aller ? Banco.
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