— Oh ! y en a… Les lasagnes, les rognons, les médaillons de veau, les gigues de chevreuil, les filets de marcassin, les râbles de lièvre, les perches du lac, les…
Je déhotte avant la fin de la nomenclature. Béru se torche les lèvres en exhalant le soupir qu’il pousserait après avoir absorbé tous les mets ci-dessus.
— Tu me promets que, tout de suite après cette visite…
— Je m’y engage sous la foi du serment, Alexandre-Benoît.
— Parle pas de foie ! implore mon ami, je m’imagine une tranche commak, saupoudrée d’ail et de persil…
La Vigilance est une très vaste propriété, légèrement plus grande que ce que vous imaginiez, mais dont les volets sont à chevrons comme les manches d’un tambour-major.
Elle est massive, trapue, avec un toit aussi enveloppant qu’une houppelande ; et elle s’élève au milieu d’une immense pelouse. Deux petites filles courent après un ballon sous le regard attentif d’une nurse anglaise (en Angleterre on engage des nurses suisses). Ça respire la sérénité, la solidité et la paix. Cette demeure paraît aussi forte que le billet de cent balles de la Banque fédérale, celui qui représente un petit garçon donnant une pâquerette à un agneau, sur son avers, et saint Martin partageant son manteau sur son revers [4] Le revers du billet, pas celui du manteau.
. Une moitié de manteau payable en douze mensualités, avec intérêts dégressifs. En peigné pure laine, bien entendu.
Deux chiens danois se précipitent à notre rencontre en remuant la queue, ce qui nous incite à demeurer derrière la grille. Les bestiaux battent la mesure en nous regardant de leurs yeux bleuâtres. C’est seulement lorsque je tire la chaînette de la cloche qu’ils aboient. Mais alors, comme voix de basses, pardon ! Chaliapine, mes frères…
Les petites filles accourent vers nous. Deux ravissantes jumelles, blondes, potelées, avec des yeux aussi bleus que ceux des danois, encore que moins expressifs.
— Qui êtes-vous ? me demande l’ainée des deux jumelles (elle est née une heure après sa sœur).
— De futurs amis à votre papa, mon bijou, lui réponds-je en l’apprivoisant d’un sourire.
— Je vais aller lui dire que vous êtes ses amis, gazouille ce petit prodige helvétique.
— Lui dire ! m’exclamé-je, il est donc ici ?
— Bien sûr…
On se défrime, le Gros et moi. Il a drôlement fait fissa pour rentrer, Chemugle.
Dévalant le perron de la maison, je vois radiner un domestique en veste blanche, très brun, très nerveux.
— Comment s’appelle votre papa ? questionné-je, pris d’un doute.
— Il s’appelle Papa, répond la petite fille, avec brio, car elle est extrêmement avancée pour son âge.
— Qué vous désirate ? me lance le larbin italien avec un sourire fourbi à l’Email-Diamant.
— Rencontrer M. Chemugle, fais-je.
Il ne chichite pas avec les rendez-vous préalables pour recevoir ses contemporains, le maître de la Vigilance, car son valet de chambre nous ouvre sans tergiverser, ni même s’enquérir de nos blazes. Il calme les clébards d’un geste, et nous pilote en direction de la taule.
C’est un type aimable, pas bien stylé, mais certainement bourré jusqu’à l’os de bonne volonté.
— On a oune belle printemps ! nous fait-il observer.
— Vachement ! réponds-je. Votre patron a eu une belle route pour voyager.
— Qué, pour voyager ? s’étonne Beau-Sourire.
— Mais, murmuré-je, il arrive bien du festival de Cannes ?
Dents-Blanches semble rassuré.
— Oh ! il n’y est pas allé cette année, dit-il.
On entend un « floc » ; c’est Béru qui vient de laisser tomber son damier dans le sable de l’allée.
— Comment ça, il n’y est pas allé cette année ?
— Madame est souffrante, me dit le domestique, avec un accent que je ne vais tout de même pas me donner la peine de transcrire pour que ça fasse plus vrai.
— Attendez, murmuré-je, je suis bien chez M. Chemugle, au moins ?
— Ma si ! fait le domestique dans un italien que je transcris tout de même parce que c’est moins long à rédiger que « mais oui ».
— Et il n’y a pas d’autres Chemugle dans le pays ?
— Ma non, dit-il, comme l’abbé Prévost.
— M. Chemugle n’a pas de frères ?
— Non.
Nous voici à la hauteur de la demeure, mais au lieu d’y pénétrer, notre mentor contourne le bâtiment.
— Monsieur joue au tennis, explique-t-il.
Effectivement, sitôt tourné l’angle de la maison, on découvre un court dont le sable quartzeux étincelle au soleil. Deux messieurs, tout de blanc vêtus, s’obstinent à raquetter une balle. L’un est doux, bénin, gracieux ; l’autre a la voix perçante et rude.
Ils sont tellement accaparés par le jeu qu’ils ne prennent pas garde à notre venue.
— Voilà, fait le larbin. Vous connaissez M. Chemugle ?
— Rigoureusement pas.
— C’est le grand monsieur blond.
Ayant dit, il se retire dans les appartements de ses patrons car, de toute évidence, ce garçon n’aime pas perdre son temps.
Sur le court, les engrillagés continuent de smasher hardiment. Toc, toc… toctoc… toc ! Pour eux, le monde est bien une boule, mais réduite au diamètre d’une balle de tennis. Ils s’y consacrent corps et âme. Le reste de l’univers leur est indifférent, y compris les deux flics français collés au grillage comme deux macaques ayant décidé de regarder vivre les hommes, dans un zoo, un dimanche après-midi.
M. Chemugle est grand, mince, blond, racé. C’est un homme d’environ trente-quatre ans et demi ; son partenaire a dû dépasser la cinquantaine par inadvertance. Il est petit, grassouillet, rouge de cuir et a des cheveux blancs, rejetés en arrière comme la crinière d’un lion qui userait de la brillantine Roja. Il maintient ses crins au moyen d’un serre-tête de ski afin de ne pas les prendre dans les carreaux.
Au début, on s’intéresse à leurs prouesses. On se dit qu’ils veulent terminer leur jeu. On patiente. Et puis, le jeu fini, ils changent de place et en entreprennent un autre. On commence à la trouver saumâtre. Si au moins ils avaient un mot à notre adresse, juste pour nous montrer qu’on a été vus…
— Pas très polis, tes Suissagas, grogne le Gros. Si c’est pour voir manœuvrer des braguettes de pennis que tu m’empêches de jaffer, on serait mieux à Roland-Garros où qu’on a la possibilité d’acheter des sandwiches d’occasion.
Je toussote, histoire de solliciter l’attention. Mais je crois que si je me peignais en vert, avec une plume de paon dans le prose et que je crie Léon, ça ne changerait rien à leur indifférence. Les passionnés sont seuls au monde, bien pire que les amoureux. On dit, l’amour ; mais y a que le jeu qui puisse accaparer totalement un individu. Les amants, ils s’arrêtent de se gloutonner pour boulotter, boire, visionner un film… Les joueurs acharnés, jamais. Tenez, les bridgeurs surtout ! Des nuits entières… J’ai des visions de bridgeurs indélébiles dans le fond de ma rétine, à droite. Je me souviens avoir irruptionné dans un cercle, tard dans la noye ! La grand-messe au Carmel, c’est la foire du Trône, comme ambiance, à côté. Mes gars, on aurait cru des méduses malades. Ils flottaient dans un cauchemar verdâtre, avec des yeux de vieux noyés, des traits crispés, des barbes qu’on entendait pousser… Ce qui m’avait impressionné surtout, c’était leur mutisme, le sépulcral silence qui régnait ; la qualité de la lumière, la fumée cafardeuse de leurs cigarettes. Plus rien d’humain, mes fils… Le jeu en avait fait des ectoplasmes. Les rares qui m’ont regardé l’ont fait d’une telle façon que je me suis senti aussi importun qu’une vérole. Excrémentiel, pour tout dire. Vilain de fond en comble…
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