— Oui, reconnaît le portier. Drôlement bien roulée, entre parenthèses, cette fille…
— Je crois qu’une bagnole l’attendait, non ?
— Exact. Elle est sortie, elle a regardé à gauche, à droite, comme si elle cherchait quelqu’un.
« Vous voulez un taxi, miss ? je lui ai proposé. À ce moment-là, une voiture s’est avancée. « Je crois que c’est ça », m’a-t-elle répondu. Le chauffeur de l’auto s’est adressé à elle et elle a pris place…
— Que lui a-t-il dit ?
— Je l’ignore, il y avait toute la largeur de la terrasse entre nous.
— C’était quoi, comme auto ?
— Une DS noire.
— Vous avez reluqué la vitrine du conducteur ?
— Un noiraud, mais il avait un chapeau à large bord… Vous le décrire vraiment, c’est impossible ! De même que je n’ai pas pris garde au numéro de la bagnole.
Je remercie et vais rejoindre le quadrimoteur affalé dans le hall. Je le secoue. Progressivement, le Gros coupe les gaz et se réveille.
— T’as du neuf ? me demande-t-il en bâillant comme le tunnel sous le Mont-Blanc.
Je lui narre. C’est du neuf qui fait pas progresser outre mesure.
— Pas dif, détermine Sa Rondeur, quand l’Hyène a appris le décès de la vraie Patricia, il a kidnappé sa soubrette pour l’empêcher de causer. D’où je conclus que la soubrette savait des choses. Je me garderai bien de t’accabler, Mec, mais hier soir, quand tu t’es aperçu qu’il y avait maldonne, au lieu d’aller te zoner, t’aurais mieux fait de cuisiner la femme de chambre…
Il parle d’or, j’en conviens.
— Quand j’ai pigé cette monstrueuse erreur, Gros, je n’ai eu qu’une idée en tronche : l’oublier et laisser le Vieux aux prises avec ses responsabilités.
Je la boucle, fasciné par une pensée qui radine en droite ligne du sous-sol de ma mémoire.
Comme un dingue je me précipite vers les téléphones, je cramponne l’annuaire par numéros des Alpes-Maritimes (006, James Bond est battu d’une encolure), et je cherche à quoi, ou plutôt à qui, correspond le 34-21-19. En trois coups de langue sur l’index (afin de mieux tourner les pages) je découvre que ce téléphone est celui de la villa Rio Negro, à Cap-d’Antibes.
Nous frétons un taxi, et, en route !
— Tu crois qu’il s’agit d’une relation à la Patricia ? demande Bérurier, tout en respirant voluptueusement les senteurs de safran qui s’échappent des restaurants bordant le littoral.
— J’en suis persuadé. Quand la pauvre fille est rentrée, elle a rouscaillé à propos de cet appel et a déclaré qu’elle rappellerait ce matin…
On roule lentement, vu qu’il y a beaucoup de circulation. Le ciel est bleu, avec juste quelques écharpes de nuages, comme écriraient les dames du Femina dans leurs œuvres. La mer est frangée d’écume, ainsi qu’elles ne manqueraient pas d’ajouter. Comme on arrive devant le restaurant Tétou, Bérurier implore le chauffeur de s’arrêter. Il passe sa tête cabossée à l’extérieur et hume longuement, longuement, religieusement ; non pas l’air marin, mais les effluves de bouillabaisse qui s’échappent de l’honorable établissement.
— Ça va aller, maintenant, fait-il, comme la douairière en digue-digue après qu’on lui eût fait renifler des sels.
Il ajoute :
— Moi, si j’étais riche, la bouillabaisse, je ne ferais que ça…
Un portail de bois hérissé de fers pointus… La plaque grillagée d’un parlophone dans le pilier. Je sonne. Ça ne répond pas. J’attends, je resonne, puis re-resonne, mais en vain.
Dans la maison voisine, une soubrette me crie « qu’ils sont repartis ».
— Alors il n’y a plus personne ? m’alarmé-je.
— Non, me répond la mignonne enfant, car elle est ravissante, cette gamine, malgré sa bosse, la moustache qui masque son bec-de-lièvre et son strabisme convergent.
Sans me demander si je vais, ou non, la formaliser, je me penche sur la serrure. L’outil que vous connaissez bien, et qui, je le précise pour ceux qui me posent la question, a exactement la forme d’un chtreukshertpiètz, mais en plus pointu, me donne accès à la propriété.
Je débouche dans un grand jardin plein d’arbres exotiques. Toutes les essences les plus rares, depuis la chelkejème à fleurs persistantes, jusqu’au supérantart à feuilles caduques (de Berry), en passant par l’hesso tigrée à multiples actions pontificales… À droite, une piscine en forme de haricot… Au fond, une maison de style provençal ; et puis, plus au fond encore, la mer qu’on voit danser pour le 14 juillet le long des golfes clairs… Une féerie ! Hollywood ! Maison et Jardin ! Paul et Virginie ! Robinson et Crusoé !
Je remonte l’allée en foulant le merveilleux gravier rose qui chante sous mes semelles. J’atteins le perron, j’ouvre la double porte… Un immense living majestueusement carrelé s’offre à moi. C’est clair, c’est net, c’est pimpant, ça fait vacances… Au premier, sont les chambres, comme vous liriez dans un bouquin mal traduit de l’anglais. De belles chambres, luxueuses. Mais j’ai beau chercher, je n’y trouve aucun effet personnel. Cette demeure fait penser à une maison qu’on loue au mois. Chacun arrive avec un minimum d’effets qu’il remporte intégralement. Elle se patine, sans s’imprégner vraiment d’une présence… Je vais rôder près des postes téléphoniques, sans succès. Pas le moindre bout de note… Les corbeilles à papier sont vides. L’anonymat, quoi ! Va falloir questionner le voisinage.
Comme je ressors, j’avise, sortant d’un petit appentis, Bérurier, armé d’une épuisette de forte taille.
— Tu vas à la pêche, Gros ?
— Exaquete ! murmure-t-il sans s’arrêter.
— Et tu pêches quoi ? insisté-je en lui emboîtant le pas, le rouget ?
— Plutôt la morue, répond le Mastar. Et d’après sa couleur, ça pourrait bien être celle que tu t’es embourbée cette nuit.
Tout n’est que réminiscences…
En me penchant au-dessus de la piscine dont l’eau bleue miroite au soleil, je repense au film « Sunset Boulevard »… Ce type noyé qui flottait, la face tournée vers le fond, les bras en croix…
Katy est étrangement entre deux eaux. Elle se tient sur le côté, en chien de fusil et semble dormir. Le Gros la coiffe de l’épuisette et la hale lentement vers le petit bain en lui gardant la tête hors de la flotte. C’est curieux, mais ça n’arrive pas à être sinistre. Peut-être parce qu’elle est en maillot de bain. Elle porte un deux-pièces couleur or, qui révèle ses délicats volumes.
Je me penche, je lui chope un bras tandis que Sa Rondeur cramponne l’autre et nous la hissons sur la pelouse. Ses cheveux crépus qui moussaient dans l’eau lui composent tout à coup un vilain casque noir.
— Elle est scrafée, hein ? demande le Gravos.
Je palpe Katy sans conviction. Elle est glacée et à la couleur gris verdâtre de son visage on pige que la mort a fait son œuvre, ainsi qu’il est souvent dit dans les journaux.
— De bas en haut, soupiré-je…
On examine le cadavre : pas la moindre trace de blessure. On pourrait franchement conclure, n’étaient données les circonstances, à une mort accidentelle. Hydrocution. Elle a bu la tasse et a coulé… Seulement je trouve un peu fort de caoua qu’on réveille une souris en prétendant qu’on est de la police, qu’on l’envoie quérir en voiture et qu’on la retrouve noyée quelques heures plus tard. Pas vous ? Mous de la tronche comme vous l’êtes, vous seriez prêts à mordre au truc, je parie, hein ? À ratifier la thèse de l’accident…
Poilant, tout de même, que les occupants de la villa Rio Negro aient mis les adjas en laissant ce cadavre en maillot dans leur piscine. Si on mettait en parallèle la liste des choses que je pige pas et celle des choses que je pige, ça ressemblerait aux revenus de M. Rothschild comparés à ceux d’un retraité de la S.N.C.F. Pour un Rio Negro, il est vraiment négro, tonnerre de Zeus ! C’est le moment de brancher la dynamo de secours, les gars. Sinon ça va devenir opaque dans moins que pas longtemps…
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