— À ton avis…, démarre l’Enflure…
— J’ai pas d’avis, l’interromps-je, assez brutalement, je dois en convenir.
Je ressors de la propriété. Le chauffeur du taxi fait du gringue à la soubrette qui m’a annoncé le départ des occupants.
Il la baratine en grand et lui jure des choses gentilles, comme quoi ni sa bosse ni son pied-bot, pas plus que son bec-de-lièvre ou son nez camard ne sont des obstacles à l’amour.
— Vous êtes un monsieur de l’agence ? me demande-t-elle.
— Non, pourquoi ?
— Ou c’est que vous visitez pour louer ? continue la ravissante pin-up en ignorant systématiquement ma question.
— Cette maison est en location ?
— Moui, bien sûr.
— Les gens qui viennent de partir sont les propriétaires ou des locataires ?
— Des locataires. Ils avaient loué pour la durée du Festival.
— Comment s’appellent-ils, mon enfant jolie ?
Elle arrondit ses lèvres et émet avec sa bouche un bruit que les chiens, les chevaux et Bérurier produisent avec un autre orifice.
— J’en sais rien, mon pauvre homme ! me dit miss Carabobosse. Si vous croyez qu’on a le temps de faire connaissance…
— Quel est le nom de l’agence de location ?
— Éden Côte d’Azur, à Antibes.
— Ces gens, ils étaient nombreux ?
— Un ménage avec deux domestiques…
— Qu’avaient-ils comme voiture ?
— Une Cadillac noire…
— Pas de DS ?
— Non, pourquoi ?
— Ce matin, vous n’avez pas aperçu, arrivant ici, une jeune fille noire dans une DS ?
— Non. Mais j’étais aux commissions, mon pauvre homme…
Pourquoi s’obstine-t-elle à me donner du pauvre homme comme si j’étais en larmes et en deuil ? Mon désarroi transparaît-il à ce point ?
— Merci, mignonnette, dis-je en réintégrant le taxi.
— Vous ne seriez pas de la police, peut-être ? lance la servante biscornue.
— Pourquoi ?
— Vous posez des tas de questions, en général y a que les flics…
Je ne réponds pas, car l’auto manœuvre pour repartir. Le Gros essuie ses mains mouillées sur les banquettes de drap.
— Mince de corvée, lamente-t-il, j’espère qu’on va briffer une petite bouillabaisse pour se régénérer le mental ?
« Éden Côte d’Azur », y a des panneaux dans tous les coins pour vanter les mérites de cette maison de confiance. D’après les pancartes, des vacances à Cap-d’Antibes ne sont pas envisageables sans la participation de cette agence ; cinquante berges d’existence !
On n’a pas le droit de louer une crèche sans eux ! Ce serait déraisonnable, honteux et tout ! À Éden Côte d’Azur ils ont en portefeuille les plus belles occases du pays. Les maisons à grand standinge, les piscines, les ports privés, les pins parasols, les parasols peints, et Jean Passe !
Cette agence, à force de publicité, on l’imagine plus vaste que la Samaritaine. On s’attend à un buildinge de trente étages, avec drugstore incorporé, cinoche au sous-sol, nuée d’hôtesses en uniforme, ascenseur musical, salons d’attente climatisés… Et puis, quand on arrive au siège sociable, on trouve une petite guitoune blottie entre une boucherie chevaline et un bureau de tabac. C’est une mémé qui tient ça à elle toute seule. Genre grande bourgeoise réduite à gagner son bread.
Elle a une R4 pour faire visiter les crèches et elle tape elle-même son courrier sur une vieille Royal que les musées de la mécanographie s’arracheront dans quelques années.
Je me présente à elle avec civilité et lui demande le nom du monsieur à qui elle a loué la villa Rio Negro.
— Oh ! à des gens très bien, auxquels je procure une propriété toutes les années pour le festival, m’assure la gente agente ; des Suisses, M. et M meChemugle, ils ont une chaîne de cinémas en Suisse romande…
— Pouvez-vous me donner leur adresse ?
— La Vigilance, à Saint-Biaise, dans le canton de Neuchâtel.
J’inscris à la volée les renseignements de mémère.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demande-t-elle.
— Rien de grave, la rassuré-je ; ils sont repartis ce matin ?
— Oui, ils m’ont rapporté les clés de la villa…
— Il y a longtemps ?
— Oh, de bonne heure, car ils voulaient être de retour chez eux en Suisse cet après-midi.
— Quelle heure était-il donc ? insiste l’indiscret San-A.
— Sept heures et demie environ, me renseigne la déesse de l’Éden Côte d’Azur.
Un gros chat castré ronronne sur un coussin, près d’une assiettée de mou. On se défrime, l’eunuque et moi. Dans ses yeux béats, je lis une solide réprobation. « Pauvre cloche, semble-t-il me dire, tu fais de l’esbroufe, mais t’es con comme un balai. »
À sept heures et demie. Donc, miss Katy est venue à la villa après le départ des locataires. À moins qu’il ne se soit agi d’un faux départ, comprenez-vous ? Qu’est-ce que vous bégayez ? Vous ne comprenez pas ? Je vous fais un dessin ? Supposez que le M. Chemugle en question soit en cheville avec l’Hyène et qu’il ait reçu l’ordre d’évacuer la négresse au pays des ectoplasmes. Il fait ses malles, va rendre les clés à l’agence et prend la route… Mais il revient avec Katy à bord d’une autre tire et avec un second trousseau de clés. Il pénètre au Rio Negro, non pas par le grand portail, mais par la discrète porte des fournisseurs située à l’autre bout de la propriété. Il invite mon petit radis noir à prendre un bain, le noie, repart… Tiens ! Au fait, où sont les vêtements de la morte ?
Le greffier me regarde toujours, en battant faiblement des paupières.
— Pardonnez-moi de vous avoir dérangée, chère madame.
Je m’incline en m’arrangeant pour marcher sur la queue de cet horrible matou. Il fait un bruit pareil à celui que produit un fer incandescent plongé dans l’eau froide.
— Mon pauvre chérubin ! lamente la dame.
— C’est pas tragique, lui affirme le Mastar. Et il vaut mieux que ça soit lui que moi !
— Et pourquoi que tu veux retourner dans cette foutue cambuse ? rouscaille le Gros dont le bide lance des appels au secours.
— Parce que je ne me rappelle pas y avoir vu les vêtements de la morte, Béru, et que je voudrais tirer ça au clair.
— Où qu’est l’intérêt ? bougonne mon ami. Qu’elle se fusse déloquée là où ailleurs, ce qui importe, c’est qu’on l’aye gommée…
— C’est la faim qui t’abrutit à ce point, eh, Comateux !
— À cause ?
— Réfléchis, bonhomme, si on a pris la peine de la faire mettre en maillot de bain, c’est parce qu’on espérait faire croire à une mort accidentelle. Auquel cas ses fringues devraient se trouver à proximité pour étayer la thèse.
— Car tu trouves normal, toi, qu’on retrouve le cadavre de la femme de chambre de Patricia dans la piscine d’une villa dont les locataires sont repartis ? Sérieusement, tu supposes que ça pouvait endormir la police, ce si-mulâtre [3] Béru entend par là simulacre.
?
Effectivement ça n’a rien de très convaincant.
L’illogisme de tout ça me tourbillonne sous la coiffe comme des feuilles mortes chahutées par le vent.
— J’ai aperçu une petite guitoune près de la piscine, déclare le Songeur, c’est peut-être là-dedans qu’elle a carré ses nippes ?
Aussitôt arrivés, je cavale vers la petite construction dont parle mon ami. Elle recèle une cabine et une douche, mais, dans aucun des deux compartiments je n’aperçois le moindre effet féminin.
D’autre part, je suis certain de n’avoir rien aperçu dans la maison, lors de ma rapide exploration.
— Que te disais-je ? fais-je au Mastar qui s’approche de moi.
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