Mais je la boucle, surpris par sa pâleur et ses grands yeux chavirés qui font toujours penser à deux huîtres sur une tranche de jambon.
— Mec ! bredouille Sa Majesté. Ah, mec ! Quelle histoire !
Il semble exténué par une émotion intense.
— Quoi, encore ? croassé-je, prêt à tout, y compris au pire.
— La négresse a disparu, balbutie le cher homme en montrant le point de gazon où, naguère, gisait le cadavre repêché de Katy.
Je bondis près de la touffe de palmiers nains. À cet endroit l’herbe est encore humide, mais effectivement le corps ne s’y trouve plus. Volatilisé ! Escamoté ! Sortilège ! Point d’interrogation obstiné ! Essence de mystère !
— Je viens de mater dans le jardin : plus de noyée, mon cher commissaire, déclare Béru. Veux-tu que je te cause du selon moi ? On a cru qu’elle était morte, mais elle ne l’était pas. Elle s’est ranimée toute seule, et elle est partie.
— À bord d’un taxi-corbillard, lugubré-je, et elle s’est fait conduire au cimetière le plus proche après avoir réservé un caveau grand standinge, avec vue sur la mer ! Tu sais parfaitement qu’elle était cannée à bloc !
— Je cherche une explication rationnée, mon pote !
Je ne l’écoute plus. En moins de temps qu’il n’en faut à une jeune fille pour gober une pilule anticonceptionnelle avant d’aller à une surprise-party, je carillonne à la villa voisine.
La bigleuse-boscaude-torve-moustachue s’approche du portail, la bouche pleine. Elle mastique difficilement, because les amortisseurs de son râtelier qui manquent de souplesse. Rien n’est plus duraille que de becqueter une saucisse aux lentilles avec un matériel aussi défectueux. Surtout qu’elle a perdu deux incisives dans un accident de nougat, la malheureuse, et que ça ne pardonne pas quand on bouffe des céréales.
— Encore vous ? reproche-t-elle en me postillonnant trois lentilles en échange desquelles je ne céderais pas mon droit d’aînesse si je possédais une sœur ou un frère cadet.
— Dites, petite merveille, depuis notre départ, quelqu’un est venu à la villa Rio Negro ?
— En effet, j’ai aperçu, depuis le fenestron de ma cuisine…
— Vous avez aperçu quoi, ma tendresse ?
— Une camionnette de livraison.
— Conduite par ?
— Un livreur.
— De quelle maison ?
— Je sais pas. Le type avait la clé du portail ; il n’a fait qu’entrer et sortir. Oh, il est arrivé, vous n’aviez pas dû tourner encore le coin de la rue.
— Vous lui avez parlé ?
— Sûrement pas ; vous vous figurez que je cause à tout le monde ?
— L’auto, c’était quoi ?
— Est-ce que je sais !
— Et le livreur, il ressemblait à quoi ?
— À un livreur. Il portait une blouse bleue et un béret, des lunettes de soleil…
— Merci, Poupette, ce qu’il fait bon converser avec vous ! Un de ces soirs, je vous offrirai le cinéma.
— C’est vrai ? irradie-t-elle.
— Textuel.
In petto, je me dis que moi, pendant qu’elle visionnera le film, j’irai faire une partie de bowling à la Siesta.
On regrimpe dans le taxi dont le chauffeur commence à rouscailler vilain. C’est l’heure de la croque, il le dit, approuvé par Bérurier.
En France, l’heure de la bouffe, c’est sacré. Heureusement, car on peut mettre le moment des repas à profit pour se déplacer. Faut choisir : ou manger ou circuler, c’est la suprême alternative.
— On va chez Tétou, hein ? fait négligemment le Gros, car je ne sais pas si tu es au courant, mais il va être gaillardement une plombe !
— Direction, Nice ! lancé-je au conducteur.
— Tu connais une bonne adresse, là-bas ? se pourlèche l’affamé.
— Merveilleuse, à l’enseigne de Nice-Côte d’Azur…
— On doit y becter des espécialités provençales, décide mon compagnon. Je démarrerais bien par de la poissonnaille.
— T’auras des turbots gros commak ! promets-je.
— Sans charre ?
— Même qu’ils sont réacteurs. Il y a également la raie au porc, si tu préfères.
Il sourcille mochement, croyant capter ma boutade.
— Chercherais-tu à incinérer qu’on va prendre l’avion ?
— Ja, mon gars.
— Mais… et le déjeuner ?
Au lieu de répondre, je feuillette mon petit horaire d’Air France. Je découvre qu’à deux plombes, un zinc décolle en direction de Genève.
— Tu croqueras en vol, camarade.
— Encore ! explose-t-il. Est-ce que t’imagines que je vais me nourrir au plateau standard, dorénavant, dis, affameur ? Le pot de confiture miniature qu’on te sert en même temps que la tranche de veau anémié, le tout arrosé d’un biberon de picrate qui ferait pleurer un gamin de la maternelle, ça va pour les frangines au régime ; d’abord j’ai horreur des repas sans nappe, j’sais jamais où me moucher…
— Oh, la ferme ! m’emporté-je, t’es plus qu’un misérable tombereau à ordures, Alexandre-Benoît.
— Quant à vous, appuyez sur le champignon ! dis-je au chauffeur qui ricane.
— Parle pas de champignon, implore le Dodu, j’ai l’estom’ qui se met en torche.
DEUXIEME PARTIE
LE JAGUAR
C’est décidément pas son jour, à Béru. Le zinc pour Genève ne comporte même pas de plateau garni et Sa Majesté a beau tempêter, supplier, lamenter, fendre-l’âmer, tout ce que l’hôtesse lui concède c’est un whisky, un bonbon et le Figaro.
Parvenus dans la cité de Calvin, je loue une chignole à l’agence Hertz et nous mettons le cap sur l’autoroute de Lausanne.
— Si tu voudrais mon avis, déclare Béru, ce voyage, à mon sens, s’imposait pas. C’est sur la Côte que ça manigance, pas en Suisse. En Suisse, y se passe jamais rien…
— Il n’empêche, monsieur le baron, que c’est un Suisse qui occupait la villa où fut noyée Katy Ferguson, et que ce même Suisse connaissait très bien Patricia Sam-Hart puisqu’il lui téléphonait en pleine nuit. Ces braves Chemugle ont pris la route ce matin, paraît-il. Il m’intéresse d’arriver avant eux dans leur patelin.
Saint-Biaise est une aimable localité située sur les rives riantes du magnifique lac de Neuchâtel.
L’arrêt de la voiture réveille le Gros qui avait fini par s’endormir sur ses tourments stomacaux. Il ouvre des vasistas béants et clame en me montrant une enseigne au néon représentant un pichet :
— Un restaurant !
Le mataf de Colomb devait pas avoir une autre voix pour crier « Terre ! » lorsqu’il aperçut la rive américaine.
— Pas tout de suite, camarade, lui dis-je, d’ailleurs il n’est pas l’heure de la bectance.
— Pas l’heure ! tonitrue Son Altesse boulimique ; pas l’heure ! Va raconter ça à Prosper ! ajoute-t-il en se massant la brioche, et s’il te croit j’insisterai plus…
J’avise un postier fringué de vert qui pédale mollement sur un vélo noir, aussi confortable qu’une Mercédès.
— Le domaine de la Vigilance, cher monsieur ? m’enquiers-je.
The postman me désigne le lac dont on devine le scintillement sur la gauche.
— Prenez le deuxième chemin à droite, ça y mène, me répond l’homme de lettres avec vivacité.
Comme je m’apprête à redémarrer, Béru interpelle le postier à son tour.
— Encore un tuyau, camarade syndiqué, lui dit-il, ce restaurant, elle est convenable, la tortore ?
— Chez Facchinetti ! s’exclame le distributeur de missives, y a pas mieux dans tout le canton !
Un filet de bave dégouline des babines du Gros.
— C’est quoi t’est-ce, ses espécialités ?
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