Mister crocodile vient de faire un petit pas en avant, ou plus exactement quatre. Son museau arrondi est posé sur le carrelage. Il somnole, dans la chaleur des projecteurs, ou fait semblant. J’ai senti que la petite infirmière assassin allait hurler, alors je lui ai mis la main sur la bouche.
— Ne criez pas, ne faites pas un geste, restons debout et immobiles.
La bête est comme naturalisée. Rien ne bronche en elle, ni sa mâchoire, ni ses paupières. Sa première collation lui suffirait-elle pour l’instant ?
Qui peut le souhaiter plus ardemment que nous ?
— Vous disiez donc, tendre amie d’infortune, qu’Amin veut être roi d’Irlande ? Mais à quel titre ?
— Il a proposé un marché au gouvernement de Dublin ; celui-ci promulguait une loi destinée à lui conférer la nationalité irlandaise, puis la royauté, moyennant quoi, Dada assurait la richesse de ce pauvre pays.
— La richesse ? Diantre, comment s’y prendrait-il, lui-même n’a pas la réputation de rouler sur l’or ?
— Des savants soviétiques ont découvert que le sous-sol ougandais regorgeait de richesses : uranium, pétrole, nuts, kim orange et diamants. Là-bas se trouvent les plus forts gisements de la planète. Sitôt qu’il a été informé de l’aubaine, Dada a pris les mesures qui s’imposaient : il a fait couper leur sexe aux savants d’un coup de faucille, et leur a cassé la tête à coups de marteau avant de les ensevelir dans son potopoto à crocodiles privé.
Elle frémit en considérant « le nôtre », toujours assoupi, tel un gros lézard attendant d’être chatouillé.
— Vous pensez qu’il va s’attaquer à nous ?
— Pas pour l’instant, car il digère… Bon, alors Dada apprend que son pays est follement riche en devenir. Au lieu de traiter avec une grande nation susceptible d’exploiter ses gisements, et d’assurer l’aisance de son peuple, comme l’a fait l’émir Kâlamar Fârssi, ce gros vaniteux entrevoit d’être sacré roi d’Irlande afin d’emmerder la Couronne britannique ?
— C’est à peu près cela.
— Et comment a-t-on pris cette étrange proposition à Dublin ?
— Comme il convenait, c’est-à-dire par un haussement d’épaules. Le gouvernement a cru à une nouvelle pitrerie du clown noir.
— Alors ?
— Amin ne s’est pas avoué battu, il a décidé que, puisque les tractations officielles tournaient court, il fomenterait une révolution, ce qui lui parut aisé sur cette terre de luttes intestines constantes.
— Et c’est à ce stade, comme on dit au Brésil, que Vernon O’Bannon entre dans la course, je suppose ?
— Tout juste. Il avait connu Amin pour des histoires d’armes, au début de la carrière du dictateur. Se rappelant qu’O’Bannon était irlandais, Dada a pris contact avec lui, l’a fait venir à Kampala et lui a exposé la situation. Vernon a tout de suite compris qu’il y avait un coup fabuleux à réussir. Il a promis son appui et, de retour aux U.S.A., a mis ses amis de la Mafia au courant de la chose.
— Car il appartient à la Maf ?
— Il en était l’un des membres les plus influents.
— Pourquoi « était » ?
L’infirmière hoche imperceptiblement la tête :
— Les choses se sont détériorées depuis quelque temps.
— A cause d’Amin ?
— Oui. Les mafiosi ont repoussé la proposition d’Amin Dada avec autant de vigueur que le gouvernement irlandais. Ils trouvaient cette aventure trop risquée et trop aléatoire, le monde occidental ayant pratiquement mis Dada au ban de la civilisation, et l’exploitation de gisements nécessitant un formidable potentiel industriel.
— Alors Vernon, qui tenait à son idée, s’est mis à agir seul ?
— Exact. C’est un type fantastique. Un joueur de poker que les difficultés excitent au lieu de le freiner. Il a déclaré à Amin que tout était O.K. et lui a proposé un plan d’action assez astucieux qui consistait à distribuer des crédits à toutes les formations secrètes qui ensanglantent ce pays afin que les troubles tournent carrément à la guerre civile. Il avait prévu qu’Amin Dada foulerait le sol irlandais au moment du jubilé. Cela créerait, lui avait-il assuré, un choc psychologique. Une troupe équipée par ses soins devait occuper le parlement, la maison de la télévision, l’aéroport et quelques autres points stratégiques.
Elle se tait, puis balbutie, désignant le saurien dodelinant :
— Il a bougé, non ?
— Non. Il en a pour des heures… Vous permettez ?
J’avance mes mains liées vers sa poitrine où brille, dans la dure lumière des spots, un étrange bijou fait d’une dent de lion sertie d’or.
Dieu merci, il s’agit d’une incisive. Et il me revient tu sais quoi ? Une chose importante que j’ai lue un jour dans un livre de Raymond Aron de l’Académie française, sur le jardinage, dans lequel il expliquait comme quoi seule la dent de lion peut trancher la fibre de couillardier. Pas banal, hein ?
— Pouvez-vous tenir fermement votre pendentif face à moi, ma chérie ?
— Comme ceci ?
— Parfait. Continuons de causer pendant que je lime.
Et la voici qui me papote aimablement toute l’historiette aussi abra qu’adabrante. Donc, le Vernon (qui doit se la faire, j’en mettrais ma burne droite — la plus belle — au feu) décide de faire cavalier seul. Il soutire un maxi d’osier à Amin, mais alors du pognozoff épais, espère ! Pour faire joli, il en cloque un brin à l’I.R.A., un autre brin à l’Irapa que dirige un pote à lui, le Dr Mârtine. Mais des févettes comparés à ce qu’il engourdit. Son objectif, tu veux que je te le fasse part ?
Amener Amin Dada en Irlande, clandestinement, s’assurer de sa personne, lui faire signer un paquet de titres de propriété des terrains uraniés, pétrolés, nutsés, kimorangés, diamantés, lesquels titres sont dûment notariés, tout bien. Et puis carboniser le père Dada. Du coup, de riche, Vernon O’Bannon devient puissant, tu piges ? L’un des gus les plus importants of the world (comme on dit au C.E.S. de Bernay). Ça devait être son Austerlitz. Hélas, c’est son Waterpolo ! Mais basta ! Ce qui flanque tout par terre, c’est la réaction de la Maf quand elle apprend, cette coquine, que le gars O’Bannon joue sa partie en solitaire. Du coup, c’est l’ordre d’équarrissage et Vernon n’a que le temps de disparaître, aidé par ses plus féaux lieutenants, dont ma camarade de crocodiles, son mari…
Du temps qu’elle explique, poussée par un intense besoin d’épanchement, je continue de m’escrimer les liens sur la dent de lion. Le deuxième croco tortore un bras, à présent. Il bouffe à la façon de Béru, en force, sans prendre le temps de mâcher ses aliments.
Son pote dort, quant à lui, à la manière de Pinuche, c’est-à-dire menu, avec juste le petit sifflement de sa respiration par les trous de nez.
Et la gonzesse me tient brandi son bijou à la noix (je déteste les trophées) de ses mains liées, exsangues et qui tremblotent. Son front tuméfié par le cachet de fer rougi ne parvient pas à neutraliser sa beauté d’aventurière farouche, de fière pasionaria fascinée par les hauts faits d’un truand irlandais.
Elle lui a consacré sa vie et elle va sans doute mourir à cause de lui, mais sans regrets. L’impact de Vernon sur ses contemporains est si fort que le mari n’y a pas résisté non plus. Au reste, beaucoup de cocus admirent l’amant de leur épouse et se complaisent dans son ombre.
La suite, c’est presque moi, selon ma vaniteuse habitude, qui la lui récite. Vernon a décidé de venir en Irlande pour exécuter son plan. Mais il doit y vivre dans une planque sûre s’il veut échapper à la Mafia. Alors il se souvient du père O’Goghnaud. Le vieillard est retiré dans un monastère, mourant. Vernon fait enquêter sur sa famille. L’ecclésiastique a un neveu dans leur pays natoche. Il n’hésite pas à administrer à l’un de ses enfants une toxine vacharde pour le rendre très malade. Comme il possède son contrepoison, il lui est aisé de sauver l’enfant et d’avoir dès lors barre sur le gars Aïlikitt qui tient à sa progéniture et se déclare prêt à tout ce qu’on voudra. On l’envoie récupérer le vieux moribond qu’on transforme en mort authentique. On planque le cadavre. O’Bannon prend sa place, grimé. Ainsi est-il paré. On peut fouiller l’Irlande, nulle part on ne trouvera un habitant supplémentaire. Le mari de l’infirmière, promu docteur, fait la liaison. Le coup contre Amin continue de s’échafauder.
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