A Jean Dumur
Cette ballade irlandaise
En toute amitié
San-A.
CHAPITRE PREMIER
Alors voilà, ça commence comme ça…
Un feu de tourbe brûlait doucement dans la cheminée, répandant une odeur douceâtre de terre morte et de parfum éventé.
Je regardais danser les flammes, me disant qu’elles n’avaient pas la couleur de celles qui jaillissent de nos bûches françaises. Ni la même ardeur. Il s’agissait d’un feu patient, lent et sûr, qu’on devait retrouver dans ses cendres, le lendemain matin, après qu’on eut soufflé dessus.
Le salon était vieillot mais confortable, et les hôteliers téméraires confiaient à l’honnêteté du client, et pour son agrément, de vieilles porcelaines, des objets de vitrine, des toiles dites « de maîtres ». Les meubles anciens brillaient dans des pénombres ouatées. Sur le secrétaire, près du sous-main de cuir râpé, un encrier contenait de l’encre noire, un peu bourbeuse dans le fond des doubles godets ; ses deux petites fourches de cuivre supportaient de vrais porte-plume, armés de minuscules baïonnettes, pareils à ceux dont usaient nos grands-parents, et sans doute dataient-ils de la même époque heureuse.
Les grandes baies du salon donnaient sur un univers plus que maussade, composé d’immeubles de briques sales séparés par des cours jonchées de détritus. Les toits bas de Dublin s’étendaient sous un ciel de suie que traversaient des mouettes criardes. Seuls, leurs étranges glapissements les différenciaient des papiers souillés soufflés par le vent de printemps. L’ensemble, quand on le contemplait un bon moment, finissait par sembler beau et tragique.
Je rêvassais, dérivant dans un bien-être vaporeux… Dès que je m’éloignais de la cheminée, le froid de la pièce me lançait un ultimatum et je devais revenir auprès de l’âtre bordé de cuivre pour sentir la vivifiante chaleur de cette espèce de fausse terre qui brûlait sans bruit, sans crépitement.
Bérurier sortit de sa chambre. Nous jouissions d’une suite de trois pièces, le salon séparant nos deux bed-rooms. Mon compagnon était en chemise de jour, mais comme il dormait avec, celle-ci consentait, exceptionnellement, à devenir de nuit. Cet homme valeureux paraissait aussi démobilisé que possible et ressemblait à la vue merdante qu’on avait depuis la baie. Il évoquait irrésistiblement un monceau de détritus avariés. Ses yeux faisaient songer à deux cerises confites dans deux pots de yaourt vanille. Bien que le rouge et le jaune fussent les couleurs de l’ardente Espagne, consacrées à un regard, elles se hâtaient de se renier. Il vint à moi, d’une marche dandinante, avec ses bourrelets, ses poils et cicatrices. Malgré sa forte densité, Bérurier donnait l’impression d’être devenu le souvenir de Bérurier, rien d’autre qu’une vague évocation déambulatoire. Rarement je lui avais trouvé visage plus défait. Sa couperose ne subsistait que par un treillage serré de veines presque noires sous une peau grise. Il était devenu un cauchemar photographié par un polaroïd détraqué.
— Eh ben, ma vache, dis-je, tu es drôlement surexposé !
Il franchit la distance le séparant de la cheminée, offrit son énorme fessier au feu de tourbe, releva le pan arrière de sa chemise et tira sur le foyer un pet brutal qui coucha les flammes avant de les stimuler.
— J’ai envie de gerber, parvint à articuler Alexandre-Benoît.
— Eh bien, va !
— J’ai déjà.
— Alors ?
Il chancelait intérieurement et extérieurement. Le stade de la gueule de bois se trouvait loin derrière lui.
Il amorça une phrase inaudible et qu’il ne put achever. J’attendis. Le pousser aurait eu des conséquences graves pour le tapis. Il se reprit. Vaguement revigoré par la chaleur, il parvint à demander :
— Comment t’est-ce on dit « eau minérale » en irlandais ?
L’étonnement de ma vie s’inscrivit en caractères géants et de néon dans ma mémoire. BERURIER VEUT BOIRE DE L’EAU !
C’était la première fois. Je l’avais souvent vu ivre mort. Je l’avais même réconforté certains lendemains nauséeux, mais par des thérapeutiques empiriques. De l’eau ? Jamais ! Et voilà qu’à cet instant, il en réclamait ! Lui !
— A quelle heure es-tu rentré ?
Ses lèvres s’écartèrent. Il cloaqua du clapoir, remonta sa langue qui se dévidait sur son plastron, puis eut une mimique évasive.
— Tu ne t’en souviens plus ?
Le « N » du mot non se dessina à travers sa salive mousseuse, comme celui du mot Napoléon sur un fronton d’édifice public obscurci par les ans.
— Quand je t’ai laissé dans ce pub, tu venais de provoquer en combat singulier un vieux buveur de Guinness qui faisait alterner les verres de whiskey et les pintes de bière.
Il eut un branlement de chef incertain.
— Ça te revient ?
— La bière, oui, elle m’est revenue, exhala Bérurier dans un souffle (fétide). J’ai la brûle…
— J’aimerais savoir, par curiosité, combien de pintes et whiskey tu as éclusés ?
— Qu’c’t’veux que qu’ j’t’d’se ? M’rappelle s’l’ment plus d’c’pube. Alors, t’veux t’léph’ner pou’ d’l’eau minérale ? J’croye bien qu’j’sus m’lade… La grippe…
Il se sauva en courant vers sa salle de bains qui, heureusement pour moi, lui était particulière.
Comme je m’approchais du téléphone pour satisfaire à ses désirs aqueux, l’appareil se mit à bourdonner, comme un chat ronronne en voyant s’avancer la main qui va le caresser.
Je décrochai et une voix de femme, des plus harmonieuses, me demanda si j’étais le client de la suite 604. Elle s’exprimait en anglais, mais comment lui en tenir rigueur puisque nous nous trouvions à Dublin ? J’usai du même patois pour lui répondre qu’effectivement.
— Je suis navré, me dit alors ma correspondante, c’est moi qui occupais cet appartement avant vous. Je l’ai quitté hier matin et je crains d’y avoir oublié certains effets personnels ; me permettez-vous de monter les récupérer ?
Je lui répondis que je n’avais rien trouvé en emménageant ; mais que cela ne devait pas l’empêcher de venir se livrer à une inspection de son ancien territoire. Elle me remercia brièvement et m’annonça son arrivée immédiate.
Je passai vivement dans ma salle d’eau afin de me recoiffer et eau-de-toiletter, tout en priant le Seigneur pour que ce que cette personne avait oublié ne se trouvât pas dans l’appartement de Bérurier, les échos de sa Guinness’ party m’arrivant par salves outrancières.
On sonna peu après. Je renouai la ceinture de ma robe de chambre bleu nuit et m’en fus ouvrir à la femme la plus ravissante qui eût jamais foulé le sol irlandais.
CHAPITRE II
La femme la plus ravissante qui eût jamais foulé le sol irlandais…
J’ai passé une bonne partie de mon existence à te décrire de ravissantes donzelles, espérant vaguement, non pas ranimer tes ardeurs — tu n’en eus jamais de véritables —, mais au moins stimuler la concupiscence de tous, bande de demeurés révulsants, froussards et bandeurs mous, dont les vies sont les plaies de ma vie de gueux. Qu’à force de me traîner parmi, je suis comme le ver de terre mort sur un parking ! Et tu sais pourquoi les parkings asphaltés sont pleins de vers de terre clamsés, dis, bourrique ignarde ? C’est parce que, par temps humide, le ver de terre s’y hasarde. Et alors, tu sais quoi ? A ramper sur du goudron, il paume cette substance visqueuse qui fait son charme et cesse de pouvoir ramper. Il meurt sur place, le malheureux. Moi, à vous ramper dessus, je déshydrate du mental. Ma lubrifiante substance fout le camp. Si au moins tu m’aimais, je consentirais. Mais la vérité, c’est que tu me hais, en douce. Je vois bien, dès les premières paroles, ce goût de fiel qu’a ton miel emmielleur !
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