La troisième personne n’est autre de Vernon O’Bannon.
Pan, dans les carreaux ! Chope et va à l’essai, mec ! Si t’aimes pas ce genre de coup de théâtre, je vais te faire préparer une omelette norvégienne au lard.
On m’enchaîne à mon tour, car il s’agit bien de véritables chaînes, avec des bracelets d’acier pour les chevilles (si on peut se risquer à appeler bracelet des trucs qu’on te met aux jambes). Et puis on me laisse. Un jour médiocre, blafard, filtre par un soupirail dont la vitre est grise de poussière. Je considère mes compagnons avec apitoiement, car, ce que je ne t’ai pas encore révélé, c’est que tous trois ont le front tuméfié, brûlé, cloqué, bistouqué.
— Salut, la coterie ! lancé-je joyeusement, et pardon de me présenter à vous dans un aussi simple appareil, ce sont ces braves gens qui m’ont déshabillé.
Ils me friment avec des expressions vachement fanées, tous.
— Si on parvient à s’arracher d’ici, continué-je, il ne vous restera plus qu’à vivre en France, après vous être fait naturaliser russe ou polonais.
— Pourquoi ? demande sèchement O’Bannon.
— Parce que vous aurez le mot « slave » imprimé au front. Chez nous, il n’a pas la même signification que chez vous et qualifie quelqu’un appartenant au groupe des Russes, Tchèques, Polaks, etc.
Là-dessus, je décide de leur laisser le crachoir, malgré toutes les questions qui me carbonisent les muqueuses buccales.
C’est un bon procédé.
Un nouveau arrive dans une geôle, ceux qui s’y trouvaient avant lui ne peuvent résister au besoin de lui parler.
Et ça ne manque pas.
— Comment êtes-vous arrivé ici ? questionne le compagnon d’O’Bannon.
— En charrette à âne.
— Ils vous ont eu ?
— Comme vous pouvez le constater, mais moi en revanche, j’ai eu le grand Amin Dada. Vous serez les premiers à apprendre le décès à la fleur de l’âge de cet illustre personnage.
La nouvelle n’a pas l’air de les épater.
— Le type d’en haut ? demande l’infirmière.
— Amin, oui.
Elle hausse les épaules.
— Ce n’est pas Amin, mais sa doublure.
Merde !
Voilà, je n’ai qu’un mot pour traduire mon état d’âme en français : merdre. Son sosie ! Sa doublure ! Mais naturellement. Et la voix au talkie-walkie était celle du vrai Dada. Et c’est lui qui a crié à ses sbires d’ici de ne pas hésiter à buter l’autre pour reprendre la situation en main !
Et qui est-ce qui l’a dans le babe ? Le Santa joli !
— Mais alors, où est le vrai ? demandé-je à la cantonade.
— A bord d’un navire, hors des eaux territoriales.
Le veau, la vache, le cochon, la couvée !
— Mais, dis-je, que manigance-t-il ? Pourquoi ce commando en Irlande ? Et qu’avez-vous à voir avec lui, mister O’Bannon ?
Comme tu le vois, mes belles résolutions de silence-destiné-à-déclencher-les-confidences ne tiennent pas. Trop de questions se coincent dans ma gorge, dévastent mon esprit, font craquer ma nervouze. Seulement, le trio n’a pas envie de répondre. Ces trois personnages sont calmes, certes, mais abattus. Ils se trouvaient lancés dans une opération qui a capoté. Ils savent se résigner, ce qui ne les empêche pas de ruminer des amertumes. Alors, la causette, à la tienne, ils la laissent pour le Café du Commerce.
Depuis la cave, on continue d’entendre la radio, comme quoi Sa Gracieuse Majesté est parvenue à Westminster dont on entend le carillon. Alleluia ! Loué le Yahweh ! Vive ! Vive ! Couronne is good for God ! Et l’Edimburg, il gode, lui ? Je voudrais le voir s’embourber mémère, le soir à la chandelle. Sa Majesté vergetée de first ! Pip pip pipe hurrah !
Un peu plus tard, le chef de la bande de pieds-plats du haut, celui qui a les cheveux frisés et une pointe Bic, se pointe, entouré d’une demi-douzaine de lascars. Il nous examine d’un œil vaguement indécis, semblant opérer un choix, comme le militaire au bordel qui met en compétition pêle-mêle, gentillesse et doudounes, air salingue et cul pommé.
Il est infiniment sérieux, ce garçon. Enrichi, dirait-on, par ses prérogatives, ce qui est fréquent chez la plupart des individus investis d’un quelconque pouvoir qui les différencie.
Il désigne l’infirmière.
— Elle ! dit-il vraisemblablement en africain.
On déchaîne, non pas un tollé général, mais la dadame qui envoya ad patres le pauvre assureur, et ils l’entraînent vers l’escalier. Elle est verte de peur, mais courageuse.
J’interpelle le big chief :
— Hé, Fleur de Tropique ! Ça ne vous ennuierait pas de prévenir le père Amin que j’ai un message important à lui transmettre ?
L’autre me défrime méchamment, puis il me désigne à ses péones, du même geste qu’il vient d’avoir pour sélectionner la fille. On m’ôte déjà mes fers et je me joins au cortège.
Te dire que je suis rassuré quant à la finalité de mon séjour ici, ce serait te mentir. Or, tu connais mon souci maniaque de franchise intégrale. Chez l’ami Santa, c’est de la cuisine au beurre : la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, et quand y a pas de vérité en réserve, on en invente ; jamais laisser le lecteur manquer de vérité.
Dès lors, inquiet, je me laisse remonter at the first floor comme on dit puis en classe de sixième.
Je pige tout lorsque nous déboulons (sans levée d’écrou) dans le petit couloir en forme de corridor qui mène à la cuisine, certes, mais aussi, mais surtout, mais hélas au vivarium où l’on a installé les deux crocodiles. J’ai déjà compris. Et comme j’ai raison d’avoir pigé ! C’est bien, effectivement, cette fâcheuse porte que mes gus délourdent après nous avoir ligoté chevilles et poignets. Mamma mia ! Quelle séance ! Venir en Irlande pour se faire clapper par des sauriens, y a qu’à mézigue que ça se produit, non ? Et puis itou à la malheureuse assassine qui m’escorte.
En pénétrant dans la pièce, j’ai un haut-le-cœur. Quant à ma compagne, elle s’évanouit carrément. Magine-toi, l’Enflure, que ces gentils animaux aux dents pointues sont en train de se déguster la carcasse du faux Dada.
Le grand Noir faisant fonction de chef de brigade me dit en souriant :
— Nous avons amené ces bêtes avec nous, car elles constituent le meilleur moyen de faire disparaître quelqu’un sans laisser de trace.
Quand je te disais que ce type était un intellectuel !
* * *
Une première fois, l’infirmière (je continue de l’appeler ainsi, puisque j’ignore son blaze) revient à elle. Mais c’est pour voir le plus mahousse des deux clappeurs sectionner une guibole du gros cadavre et se la tortorer gaillardement, à grandes goinfrées. Ses petits yeux à demi fermés me semblent malicieux. La brave bête nous guigne comme un marmot auquel on vient de servir deux gâteaux à la fois et qui bouffe le premier en convoitant le second.
Son pote, lui, s’explique avec la tronche du sosie (les sosies sont à l’ail, dirais-je cette fois, au lieu des sosies sont de Lyon que mes origines me poussent à préférencier). On voit la grosse frite sombre du faux Amin se déformer, comme un masque de caoutchouc que l’on triture, et puis éclater soudain. Le crocodile ne fait pas philippine avec le cerveau, la tête n’étant pas celle de Pascal. Il déguste assez sobrement et, je dois lui rendre cette justice, sans éclabousser exagérément les abords.
La fille se met à hurler, hurler, hurler, à couvrir le bruit hideux de la double mastication ; à couvrir les tonitruances de la radio qui jubile plus que jamais dans l’abbaye de Westminster, et même à couvrir les battements de nos cœurs éperdus devant l’horreur d’un tel spectacle.
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